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res, les passions & la morale : dans le style, la force, la précision, & l’élégance, l’harmonie & le coloris.

Du plan. L’exposition a trois parties, le début, l’invocation, & l’avant-scene.

Le début n’est que le titre du poëme plus développé, il doit être noble & simple.

L’invocation n’est une partie essentielle de l’épopée, qu’en supposant que le poëte ait à révéler des secrets inconnus aux hommes : Lucain qui ne devoit être que trop instruit des malheurs de sa patrie, au lieu d’invoquer un dieu pour l’inspirer, se transporte tout-à-coup au tems où s’alluma la guerre civile. Il frémit, il s’écrie :

« Citoyens, arrêtez ; quelle est votre fureur !
L’habitant solitaire est errant dans vos villes ;
La main du laboureur manque à vos champs stériles. »
Desuntque manus poscentibus arvis.


Ce mouvement est plein de chaleur ; une invocation eût été froide à sa place.

L’avant-scene est le développement de la situation des personnages au moment où commence le poëme, & le tableau des intérêts opposés, dont la complication va former le nœud de l’intrigue.

Dans l’avant-scene, ou le poëte suit l’ordre des évenemens, & la fable se nomme simple ; ou il laisse derriere lui une partie de l’action pour se replier sur le passé, & la fable se nomme implexe : celle-ci a un grand avantage, non-seulement elle anime la narration, en introduisant un personnage plus intéressé & plus intéressant que le poëte, comme Henri IV. Ulysse, Enée, &c. mais encore en prenant le sujet par le centre, elle fait refluer sur l’avant-scene l’intérêt de la situation présente des acteurs, par l’impatience où l’on est d’apprendre ce qui les y a conduits.

Toutefois de grands évenemens, des tableaux variés, des situations pathétiques, ne laissent pas de former le tissu d’un beau poëme, quoique présentés dans leur ordre naturel. Boileau traite de maigres historiens, les poëtes qui suivent l’ordre des tems ; mais n’en déplaise à Boileau, l’exactitude ou les licences chronologiques sont très-indifférentes à la beauté de la Poésie ; c’est la chaleur de la narration, la force des peintures, l’intérêt de l’intrigue, le contraste des caracteres, le combat des passions la vérité & la noblesse des mœurs, qui sont l’ame de l’épopée, & qui feront du morceau d’histoire le-plus exactement suivi, un poëme épique admirable.

L’intrigue a été jusqu’ici la partie la plus négligée du poëme épique, tandis que dans la tragédie elle s’est perfectionnée de plus en plus. On a osé se détacher de Sophocle & d’Euripide, mais on a craint d’abandonner les traces d’Homere : Virgile l’a imité, & l’on a imité Virgile.

Aristote a touché au principe le plus lumineux de l’épopée, lorsqu’il a dit que ce poëme devoit être une tragédie en récit. Suivons ce principe dans ses conséquences.

Dans la tragédie tout concourt au nœud ou au dénouement : tout devroit donc y concourir dans l’épopée. Dans la tragédie, un incident naît d’un incident, une situation en produit une autre : dans le poëme épique les incidens & les situations devroient donc s’enchaîner de même. Dans la tragédie l’intérêt croît d’acte en acte, & le péril devient plus pressant : le péril & l’intérêt devroient donc avoir les mêmes progrès dans l’épopée. Enfin le pathétique est l’ame de la tragédie : il devroit donc être l’ame de l’épopée, & prendre sa source dans les divers caracteres & les intérêts opposés. Qu’on examine après cela quel est le plan des poëmes anciens. L’Iliade a deux especes de nœuds ; la division des dieux, qui est froide & choquante ; & celle des chefs, qui ne sait qu’une situation. La colere d’Achille prolonge

ce tissu de périls & de combats qui forment l’action de l’Iliade ; mais cette colere, toute fatale qu’elle est, ne se manifeste que par l’absence d’Achille, & les passions n’agissent sur nous que par leurs développemens. L’amour & la douleur d’Andromaque ne produisent qu’un intérêt momentané, presque tout le reste du poëme se passe en assauts & en batailles ; tableaux qui ne frappent guere que l’imagination, & dont l’intérêt ne va jamais jusqu’à l’ame.

Le plan de l’Odyssée & celui de l’Énéide sont plus variés ; mais comment les situations y sont-elles amenées ? un coup de vent fait un épisode ; & les avantures d’Ulysse & d’Enée ressemblent aussi peu à l’intrigue d’une tragédie, que le voyage d’Anson.

S’il restoit encore des Daciers, ils ne manqueroient pas de dire qu’on risque tout à s’écarter de la route qu’Homere a tracée, & que Virgile a suivie ; qu’il en est de la Poésie comme de la Medecine, & ils nous citeroient Hippocrate pour prouver qu’il est dangereux d’innover dans l’épopée. Mais pourquoi ne feroit-on pas à l’égard d’Homere & de Virgile, ce qu’on a fait à l’égard de Sophocle & d’Euripide ? on a distingué leurs beautés de leurs défauts ; on a pris l’art où ils l’ont laissé ; on a essayé de faire toûjours comme ils avoient fait quelquefois, & c’est sur-tout dans la partie de l’intrigue que Corneille & Racine se sont élevés au-dessus d’eux. Supposons que tout le poëme de l’Enéide fût tissu comme le quatrieme livre ; que les incidens naissant les uns des autres, pussent produire & entretenir jusqu’à la fin cette variété de sentimens & d’images, ce mêlange d’épique & de dramatique, cette alternative pressante d’inquiétude & de surprise, de terreur & de pitié ; l’Enéide ne seroit-elle pas supérieure à ce qu’elle est ?

L’épopée, pour remplir l’idée d’Aristote, devroit donc être une tragédie composée d’un nombre de scenes indéterminé, dont les intervalles seroient occupés par le poëte : tel est ce principe dans la spéculation, c’est au génie seul à juger s’il est pratiquable.

La tragédie dès son origine a eu trois parties, la scene, le récit, & le chœur ; & de-là trois sortes de rôles, les acteurs, les confidens, & les témoins. Dans l’épopée, le premier de ces rôles est celui des héros, le poëte est chargé des deux autres. Pleurez, dit Horace, si vous voulez que je pleure. Qu’un poëte raconte sans s’émouvoir des choses terribles ou touchantes, on l’écoute sans être émû, on voit qu’il récite des fables ; mais qu’il tremble, qu’il gémisse, qu’il verse des larmes, ce n’est plus un poëte, c’est un spectateur attendri, dont la situation nous pénetre. Le chœur fait partie des mœurs de la tragédie ancienne ; les réflexions & les sentimens du poëte font partie des mœurs de l’épopée :

Ille bonis faveatque, & consilietur amicis,
Et regat iratos, & amet peccare timentes.

Horat.

Tel est l’emploi qu’Horace attribue au chœur, & tel est le rôle que fait Lucain dans tout le cours de son poëme. Qu’on ne dédaigne pas l’exemple de ce poëte. Ceux qui n’ont lû que Boileau méprisent Lucain ; mais ceux qui lisent Lucain, font bien peu de cas du jugement que Boileau en a porté. On reproche avec raison à Lucain d’avoir donné dans la déclamation ; mais combien il est éloquent lorsqu’il n’est pas déclamateur ! combien les mouvemens qu’excite en lui-même ce qu’il raconte, communiquent à ses récits de chaleur & de véhémence !

César, après s’être emparé de Rome sans aucun obstacle, veut piller les thrésors du temple de Saturne, & un citoyen s’y oppose. L’avarice, dit le poëte, est donc le seul sentiment qui brave le fer & la mort ?

Les lois n’ont plus d’appui contre leur oppresseur,
Et le plus vil des biens, l’or trouve un défenseur !