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venir honnête homme & citoyen vertueux, utile à soi & à sa patrie, il faut être courageux & patient, travailler sans relâche, éviter la dépense, mépriser également la peine & le plaisir, & se mettre enfin au-dessus des préjugés qui favorisent le luxe, la dissipation & la mollesse.

On connoît assez l’efficacité de ces moyens : cependant comme on attache mal-à-propos certaine idée de bassesse à tout ce qui sent l’épargne & l’économie, on n’oseroit donner de semblables conseils, on croiroit prêcher l’avarice ; sur quoi je remarque en passant, que de tous les vices combattus dans la morale, il n’en est pas de moins déterminé que celui-ci.

On nous dépeint souvent les avares comme des gens sans honneur & sans humanité, gens qui ne vivent que pour s’enrichir, & qui sacrifient tout à la passion d’accumuler ; enfin comme des insensés, qui, au milieu de l’abondance, écartent loin d’eux toutes les douceurs de la vie, & qui se refusent jusqu’au rigide nécessaire. Mais peu de gens se reconnoissent à cette peinture affreuse ; & s’il falloit toutes ces circonstances pour constituer l’homme avare, il n’en seroit presque point sur la terre. Il suffit pour mériter cette odieuse qualification, d’avoir un violent desir des richesses, & d’être peu scrupuleux sur les moyens d’en acquérir. L’avarice n’est point essentiellement unie à la lésine, peut-être même n’est-elle pas incompatible avec le faste & la prodigalité.

Cependant, par un défaut de justesse, qui n’est que trop ordinaire, on traite communément d’avare l’homme sobre, attentif & laborieux, qui, par son travail & ses épargnes, s’éleve insensiblement au-dessus de ses semblables ; mais plût au ciel que nous eussions bien des avares de cette espece. la société s’en trouveroit beaucoup mieux, & l’on n’essuyeroit pas tant d’injustices de la part des hommes. En général ces hommes resserrés, si l’on veut, mais plutôt ménagés qu’avares, sont presque toûjours d’un bon commerce ; ils deviennent même quelquefois compatissans ; & si on ne les trouve pas généreux, on les trouve au moins assez équitables. Avec eux enfin on ne perd presque jamais, au lieu qu’on perd le plus souvent avec les dissipateurs. Ces ménagers en un mot sont dans le système d’une honnête épargne, à laquelle nous prodiguons mal-à-propos le nom d’avarice.

Les anciens Romains plus éclairés que nous sur cette matiere, étoient bien éloignés d’en user de la sorte ; loin de regarder la parcimonie comme une pratique basse ou vicieuse, erreur trop commune parmi les François, ils l’identifioient, au contraire, avec la probité la plus entiere ; ils jugeoient ces vertueuses habitudes tellement inséparables, que l’expression connue de vir frugi, signifioit tout à la fois, chez eux, l’homme sobre & ménager, l’honnête homme & l’homme de bien.

L’Esprit-Saint nous présente la même idée ; il fait en mille endroits l’éloge de l’économie, & partout il la distingue de l’avarice. Il en marque la différence d’une maniere bien sensible, quand il dit d’un côté qu’il n’est rien de plus méchant que l’avarice, ni rien de plus criminel que d’aimer l’argent (Ecclésiast. x. 9. 10.) & que de l’autre il nous exhorte au travail, à l’épargne, à la sobriété, comme aux seuls moyens d’enrichissement ; lorsqu’il nous représente l’aisance & la richesse comme des biens desirables, comme les heureux fruits d’une vie sobre & laborieuse.

Allez, dit-il au paresseux, allez à la fourmi, & voyez comme elle ramasse dans l’été de quoi subsister dans les autres saisons. Prov. vj. 6.

Celui, dit-il encore, qui est lâche & négligent dans son travail, ne vaut guere mieux que le dissipateur. Prov. xviij. 9.

Il nous assûre de même, que le paresseux qui ne veut pas labourer pendant la froidure, sera réduit à mendier pendant l’été. Prov. xx. 4.

Il nous dit dans un autre endroit : pour peu que vous cediez aux douceurs du repos, à l’indolence, à la paresse, la pauvreté viendra s’établir chez vous & s’y rendra la plus forte : mais, continue-t-il, si vous êtes actif & laborieux, votre moisson sera comme une source abondante, & la disette fuira loin de vous. Prov. vj. 10. 11.

Il rappelle une seconde fois la même leçon, en disant que celui qui laboure son champ sera rassasié ; mais que celui qui aime l’oisiveté sera surpris par l’indigence. Prov. xxviij. 19.

Il nous avertit en même tems, que l’ouvrier sujet à l’ivrognerie ne deviendra jamais riche. Ecclésiastique, xjx. 1.

Que quiconque aime le vin & la bonne chere, non-seulement ne s’enrichira point, mais qu’il tombera même dans la misere. Prov. xxj. 17.

Il nous défend de regarder le vin lorsqu’il brille dans un verre, de peur que cette liqueur ne fasse sur nous des impressions agréables mais dangereuses, & qu’ensuite semblable à un serpent & à un basilic, elle ne nous tue de son poison. Prov. xxiij. 31. 32.

Retranchez, dit-il ailleurs, retranchez le vin à ceux qui sont chargés du ministere public, de peur qu’enivrés de cette boisson traîtresse, ils ne viennent à oublier la justice, & qu’ils n’alterent le bon droit du pauvre. Prov. xxxj. 4. 5.

Contentez-vous, dit-il encore, du lait de vos chevres pour votre nourriture, & qu’il fournisse aux autres besoins de votre maison, &c. Prov. xxvij. 27.

Que d’instruction & d’encouragement à l’épargne & aux travaux économiques, ne trouve-t-on pas dans l’éloge qu’il fait de la femme forte ! Il nous la dépeint comme une mere de famille attentive & ménagere, qui rend la vie douce à son mari & lui épargne mille sollicitudes ; qui forme des entreprises importantes, & qui met elle-même la main à l’œuvre ; qui se leve avant le jour pour distribuer l’ouvrage & la nourriture à ses domestiques ; qui augmente son domaine par de nouvelles acquisitions ; qui plante des vignes ; qui fabrique des étoffes pour fournir sa maison & pour commercer au-dehors ; qui n’a d’autre parure qu’une beauté simple & naturelle ; qui met néanmoins dans l’occasion les habits les plus riches ; qui ne profere que des paroles de douceur & de sagesse ; qui est enfin compatissante & secourable pour les malheureux. Prov. xxxj. 10. 11. 12. 13. 14. 15. &c.

A ces préceptes, à ces exemples d’économie si bien tracés dans les livres de la Sagesse, joignons un mot de S. Paul, & confirmons le tout par un trait d’épargne que J. C. nous a laissé. L’apôtre écrivant à Timothée, veut entr’autres qualités dans les évêques, qu’ils soient capables d’élever leurs enfans & de regler leurs affaires domestiques, en un mot qu’ils soient de bons économes ; en effet, dit-il, s’ils ne savent pas conduire leur maison, comment conduiront-ils les affaires de l’Eglise ? Si quis autem domui suæ præesse nescit, quomodò ecclesiæ Dei diligentiam habebit ? I. épître à Timothée, ch. iij. V. 4. 5.

Le Sauveur nous donne aussi lui-même une excellente leçon d’économie, lorsqu’ayant multiplié cinq pains & deux poissons au point de rassasier une foule de peuple qui le suivoit, il fait ramasser ensuite les morceaux qui restent & qui remplissent douze corbeilles, & cela, comme il le dit, pour ne rien laisser perdre : colligite quæ superaverunt fragmenta ne pereant. Jean, vj. 12.

Malgré ces autorités si respectables & si sacrées, le goût des vains plaisirs & des folles dépenses est chez nous la passion dominante, ou plutôt c’est une espece de manie qui possede les grands & les petits,