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reur, quel desavantage en résulteroit-il pour les Arts ? Les grands poëtes, les bons peintres, les musiciens excellens qu’on a cru & qui se sont crus eux-mêmes des gens inspirés, ont été aussi loin sans tant de métaphysique : on refroidit l’esprit, on affoiblit le génie par ces recherches incertaines ou au moins inutiles des causes ; contentons-nous des effets. Nous savons que les gens de génie créent ; que nous importe de savoir comment ? Quand on aura découvert que la raison est le premier moteur des opérations de leur ame, & non l’imagination, qu’on en a cru chargée jusqu’à présent, pense-t-on qu’on donnera du génie ou du talent à ceux à qui la nature aura refusé un don si rare ?

A ces objections générales je répondrai 1°. qu’il n’est point d’erreur dans les Arts, de quelque nature qu’elle soit, qu’il ne paroisse évidemment utile de détruire.

2°. Que celle dont il s’agit est infiniment préjudiciable aux Artistes & aux Arts.

3°. Que c’est applanir des routes qui sont encore assez difficiles, que de chercher, de trouver, d’établir les premiers principes. Les regles n’ont été faites que sur le méchanisme des Arts ; & en paroissant les gêner, elles les ont guidés jusqu’au point heureux où nous les voyons aujourd’hui. Que s’il est possible de porter des lumieres nouvelles sur leur partie purement spirituelle, sur le principe moteur duquel dérivent toutes leurs opérations, elles deviendront dès-lors aussi sûres que faciles. Il en est des Arts comme de la Navigation ; on ne couroit les mers qu’en tatonnant avant la découverte de la boussole.

4°. Ne craignons point d’affoiblir l’esprit, ou de refroidir le génie en les éclairant. Si tout ce que nous admirons dans les productions des Arts est l’ouvrage de la raison, cette découverte élevera l’ame de l’artiste, en lui donnant une opinion plus glorieuse encore de l’excellence de son être ; & de cette élévation attendez de nouveaux miracles, sans en craindre un plus grand orgueil. La vanité n’est le grand ressort que des petites ames ; le génie en suppose toûjours une supérieure.

5°. Les mots d’imagination, de génie, d’esprit, de talent, ne sont que des termes trouvés pour exprimer les différentes opérations de la raison : il en est d’eux à-peu-près comme des divinités inférieures du paganisme : elles n’étoient aux yeux des sages, que des noms commodes pour exprimer les divers attributs d’un Dieu unique ; l’ignorance seule de la multitude leur fit partager les honneurs de la divinité.

6°. Si l’enthousiasme, à qui seul nous sommes redevables des belles productions des Arts, n’est dû qu’à la raison comme cause premiere ; si c’est à ce rayon de lumiere plus ou moins brillant, à cette émanation plus ou moins grande d’un Être suprème, qu’il faut rapporter constamment les prodiges qui sortent des mains de l’humanité, dès-lors tous les préjugés nuisibles à la gloire des beaux Arts sont pour jamais détruits, & les Artistes triomphent. On pourra desormais être poëte excellent, sans cesser de passer pour un homme sage ; un musicien sera sublime, sans qu’il soit indispensablement réputé pour fou. On ne regardera plus les hommes les plus rares comme des individus presqu’inutiles, peut-être même s’imaginera-t-on un jour qu’ils peuvent penser, vivre, agir comme le reste des hommes. Ils auront alors plus d’encouragement à espérer, & moins de dégoûts à soûtenir. Ces têtes legeres, orgueilleuses & bruyantes, ces automates lourds & dédaigneux qui décident en maîtres dans la société, seront peut-être à la fin persuadés qu’un artiste, qu’un homme de lettres tiennent dans l’ordre des choses un rang supérieur à celui d’un intendant qui les a subjugués & qui les ruine, d’un vil complaisant qui les amuse & qui les joüe, d’un caissier qui leur refuse leur argent pour

le faire valoir à son profit, même d’un secrétaire qui fait mal leur besogne, & très-adroitement sa fortune.

Au reste soit que la vérité triomphe enfin de l’erreur, soit que le préjugé plus puissant demeure le tyran perpétuel des opinions contemporaines, que nos illustres modernes se consolent & se rassurent : les ouvrages du dernier siecle sont regardés maintenant sans contradiction, comme des chefs-d’œuvre de la raison humaine, & il n’est pas à craindre qu’on ose prétendre qu’ils ont été faits sans enthousiasme : tel sera le sort, dans le siecle prochain, de tous ces divers monumens glorieux aux Arts & à la patrie, qui s’élevent sous nos yeux. La multitude en est frappée, il est vrai, sans les apprécier, les demi connoisseurs les discutent sans les sentir : on s’en occupe moins long-tems aujourd’hui que d’une parodie sans esprit, dont on n’a pas honte de rire : qu’importe, en seront-ils moins un jour l’école & l’admiration de tous les esprits & de tous les âges ?

Mais la définition que je propose convient-elle à toute sorte d’enthousiasme & à toutes les especes de talens ? Quel est le tableau, dira-t-on peut-être, que la raison peut offrir à peindre à l’art du musicien ? Il ne s’agit là que d’un arrangement géométrique de tons, &c. L’éloquence d’ailleurs est sublime sans enthousiasme, & il faut supprimer de cet article tout ce qui a été dit des orateurs du siecle dernier.

Je répons 1°. qu’il n’existe point de musique digne de ce nom, qui n’ait peint une ou plusieurs images : son but est d’émouvoir par l’expression, & il n’y a point d’expression sans peinture. V. la question plus au long aux art. Expression, Musique, Opéra.

2°. Mettre en doute l’enthousiasme de l’orateur, c’est vouloir faire douter de l’existence de l’éloquence même, dont l’objet unique est de l’inspirer. Ce discours qui vous émeut, qui vous intéresse ou qui vous révolte ; ces détails, ces images successives qui vous attachent, qui ouvrent votre cœur d’une maniere insensible à celui des sentimens que l’on veut vous inspirer, tout cela n’est & ne peut être que l’effet de l’émotion vive qui a précédé dans l’ame de l’orateur celle qui se glisse dans la vôtre. On fait une déclamation, une harangue, peut-être même un discours académique sans enthousiasme ; mais ce n’est que de lui qu’on peut attendre un bon sermon, un plaidoyer transcendant, une oraison funebre qui arrache des larmes. Voyez Elocution.

Je finis cet article par quelques observations utiles aux vrais talens, & que je supplie tous ceux qui s’érigent en juges souverains des Arts de me permettre.

Sans enthousiasme point de création, & sans création les Artistes & les Arts rampent dans la foule des choses communes. Ce ne sont plus que de froides copies retournées de mille petites façons différentes : les hommes disparoissent ; on ne trouve plus à leur place que des singes & des perroquets.

J’ai dit plus haut qu’il y a deux sortes d’enthousiasme ; l’un qui produit, l’autre qui admire ; celui-ci est toûjours la suite & le salaire du premier, & la preuve certaine qu’il a été un enthousiasme véritable.

Il y a donc de faux enthousiasmes. Un homme peut se croire des talens, du génie, & n’avoir que des réminiscences, une facilité malheureuse, & un penchant ridicule, qui en est presque toûjours la suite, pour tel genre ou tel art.

Il n’est point d’enthousiasme sans génie, c’est le nom qu’on a donné à la raison au moment qu’elle le produit ; ni sans talens, autre nom qu’on a donné à l’aptitude naturelle de l’ame à recevoir l’enthousiasme & à le rendre. Voyez Génie, Talens.

L’enthousiasme plonge les hommes privilégiés qui en sont susceptibles, dans un oubli presque continuel de tout ce qui est étranger aux arts qu’ils professent.