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nous ne sommes plus dans le cas de la défense naturelle & de notre propre conservation vis-à-vis de l’ennemi.

L’on comprend à plus forte raison que les droits de la guerre ne s’étendent pas jusqu’à autoriser ni à souffrir les outrages contre l’honneur des femmes : car outre qu’un tel attentat ne fait rien ni à notre conservation, ni à notre défense, ni à notre sûreté, ni au maintien de nos droits, il révolte la nature & ne peut servir qu’à satisfaire la brutalité du soldat, qu’il faut au contraire réprimer & punir très-severement.

Qu’on ne s’imagine pas aussi que les moyens d’ôter la vie à l’ennemi soient indifférens. Les coûtumes reçûes chez les peuples civilisés, regardent comme une execrable lâcheté, non-seulement de faire donner à l’ennemi quelque breuvage mortel, mais d’empoisonner les sources, les fontaines, les puits, les fleches, les épées, les dards, les balles, & toutes autres especes d’armes. Les nations qui se sont piquées de générosité, ne se sont point écartées de ces sortes de maximes. On sait que les consuls romains, dans une lettre qu’ils écrivirent à Pyrrhus, lui marquerent qu’il étoit de l’intérêt de tous les peuples qu’on ne donnât point d’exemples différens de ceux qu’ils pratiquoient à son égard.

C’est une convention tacite dont l’intérêt des deux partis exige également l’observation ; ce sont de justes assûrances que les hommes se doivent respectivement pour leur propre intérêt ; & certainement il est de l’avantage commun du genre humain que les périls ne s’augmentent pas à l’infini.

Ainsi pour ce qui regarde la voie de l’assassinat, facile à exécuter par l’occasion d’un traître, je ne dis pas qu’on suborneroit, mais qui viendroit s’offrir de lui-même par haine, par espérance de sa fortune, par fanatisme, ou par tout autre motif possible ; aucun homme, aucun souverain, qui aura la conscience un peu délicate, n’embrassera cette indigne ressource, quelque avantage qu’il puisse s’en promettre. L’état d’hostilité qui dispense du commerce des bons offices, & qui autorise à nuire, ne rompt pas pour cela tout lien d’humanité, & n’empêche point qu’on ne doive éviter de donner lieu à quelque mauvaise action de l’ennemi, ou de quelqu’un des siens. Or un traître commet sans contredit une action également honteuse & criminelle, à laquelle il n’est pas permis de condescendre.

Il n’est pas plus permis de manquer de foi à un ennemi :

Optimus ille
Militiæ, cui postremum est, primumque tueri
Inter bella fidem. Punic. lib. XIV. v. 169.


C’est-à-dire « le guerrier qui est homme de bien, n’a rien tant à cœur que de garder religieusement sa parole à l’ennemi ». Belle sentence de Silius Italicus, écrivain de mérite, & digne consul de Rome !

D’ailleurs, suivant la remarque de Cicéron, tout le monde chérit cette disposition d’esprit qui porte à garder la foi, lors même qu’on trouveroit son avantage à y manquer. N’y a-t-il pas entre les ennemis, quels qu’ils soient, une société établie par la nature ? N’est-ce pas de cette société fondée sur la raison & la faculté de parler qui sont communes à tous les humains, que résulte l’obligation inaltérable de tenir les promesses qu’ils se sont faites ? C’est la foi publique, dit Quintilien, qui procure à deux ennemis, pendant qu’ils ont encore les armes à la main, le doux repos d’une treve : c’est elle qui assure aux villes rendues les droits qu’elles se sont reservés : enfin c’est elle qui est le lien le plus ferme & le plus sacré qui soit parmi les hommes.

Voilà ce que je crois d’essentiel à observer touchant les bornes qu’il faut mettre aux droits de la

guerre sur les personnes des ennemis ; & quant à ce qui regarde leurs biens, j’en ai parlé au mot Dégat. Ce sont les mêmes principes d’humanité & de raisons d’intérêt, qui doivent conduire les hommes à ces deux égards ; s’ils violent ces principes sans pudeur & sans remords, tout est perdu ; les représailles seront affreuses, les cris & les gémissemens se perpétueront de race en race, & des flots de sang inonderont la terre. Article de M. le Chevalier de Jaucourt.

Ennemi, en Peinture ; on appelle couleurs ennemies, celles qui s’accordent mal & qui ne peuvent subsister ensemble sans offenser la vûe, ou sans se détruire en très-peu de tems. Le bleu & le vermillon sont des couleurs ennemies ; leur mêlange produit une couleur aigre, rude, & desagréable.

Les habiles peintres se font quelquefois un jeu de vaincre les difficultés qu’on prétend résulter de l’association des couleurs ennemies : ce qui seroit chez les ignorans une témérité, qui ne produiroit que des effets maussades, devient chez les habiles une hardiesse louable, qui n’enfante que des prodiges. Dictionn. de Peint. (R)

ENNUI, s. m. (Morale philos.) espece de déplaisir qu’on ne sauroit définir : ce n’est ni chagrin, ni tristesse ; c’est une privation de tout plaisir, causée par je ne sai quoi dans nos organes ou dans les objets du dehors, qui au lieu d’occuper notre ame, produit un mal-aise ou dégoût, auquel on ne peut s’accoûtumer. L’ennui est le plus dangereux ennemi de notre être, & le tombeau des passions ; la douleur a quelque chose de moins accablant, parce que dans les intervalles elle ramene le bonheur & l’espérance d’un meilleur état : en un mot l’ennui est un mal si singulier, si cruel, que l’homme entreprend souvent les travaux les plus pénibles, afin de s’épargner la peine d’en être tourmenté.

L’origine de cette triste & fâcheuse sensation vient de ce que l’ame n’est ni assez agitée, ni assez temuée. Dévoilons ce principe de l’ennui avec M. l’abbé du Bos, qui l’a mis dans un très-beau jour, en instruisant les autres de ce qui se passe en eux, & qu’ils ne sont pas en état de démêler, faute de savoir remonter à la source de leurs propres affections.

L’ame a ses besoins comme le corps, & l’un de ses plus grands besoins est d’être occupée. Elle l’est par elle-même en deux manieres ; ou en se livrant aux impressions que les objets extérieurs font sur elle, & c’est ce qu’on appelle sentir ; ou bien en s’entretenant par des spéculations sur des matieres, soit utiles, soit curieuses, soit agréables, & c’est ce qu’on appelle refléchir & méditer.

La premiere maniere de s’occuper est beaucoup plus facile que la seconde : c’est aussi l’unique ressource de la plûpart des hommes contre l’ennui ; & même les personnes qui savent s’occuper autrement sont obligées, pour ne point tomber dans la langueur qui suit la durée de l’occupation, de se préter aux emplois & aux plaisirs du commun des hommes. Le changement de travail & de plaisir remet en mouvement les esprits qui commencent à s’appesantir : ce changement semble rendre à l’imagination épuisée une nouvelle vigueur.

Voilà pourquoi nous voyons les hommes s’embarrasser de tant d’occupations frivoles & d’affaires inutiles ; voilà ce qui les porte à courir avec tant d’ardeur après ce qu’ils appellent leur plaisir, comme à se livrer à des passions dont ils connoissent les suites fâcheuses, même par leur propre expérience. L’inquiétude que les affaires causent, ni les mouvemens qu’elles demandent, ne sauroient plaire aux hommes par eux-mêmes. Les passions qui leur donnent les joies les plus vives, leur causent aussi des peines durables & douloureuses ; mais les hommes