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La quatrieme, appellée le champ des larmes, est le séjour de ceux qui avoient éprouvé les rigueurs de l’amour ; Phedre, Procris, Pasiphaë, Didon, &c.

Hîc, quos durus amor crudeli tabe peredit ;
Secreti celant calles, & myrthea circum
Sylva tegit ; curæ non ipsâ in morte relinquunt.
His, Phædram, Procrinque locis, mæstamque Eriphylem,
Crudelis gnati monstrantem vulnera cernit,
Evadnenque, & Papsiphaën
, &c.

La cinquieme, est le quartier des fameux guerriers qui avoient péri dans les combats ; Tydée, Adraste, Polybure, &c.

Hîc illi occurrit Tydeus, hîc inclytus armis
Parthenopæus, & Adrasti pallentis imago
, &c.

L’affreux Tartare, prison des scélérats, fait la sixieme demeure, environnée du bourbeux Cocyte & du brûlant Phlégéton. Là regnent les Parques, les Furies, &c. & c’est là aussi que Virgile se surpasse lui-même.

. . . . . . . . . . tùm Tartarus ipse
Bis patet in præceps tantum, tenditque sub umbras,
Quantus ad æthereum cœli suspectus Olympum.
Hîc genus antiquum terræ, Titania pubes,
Fulmine dejecti fundo volvuntur in imo
. &c.

Enfin la septieme demeure fait le séjour des bienheureux, les Champs Élysées.

His demùm exactis, perfecto munere divæ,
Devenêre locos lætos, & amœna vireta
Fortunatorum nemorum, sedesque beatas
, &c.

Je supprime à regret les autres détails admirables que Virgile nous donne des enfers, & je ne pense point à mettre à leur place ceux des auteurs qui l’ont précédé ou qui l’ont suivi ; il vaut beaucoup mieux nous attacher à ramener le système des fictions poétiques à leur véritable origine ; & en recherchant celle de la fable des enfers, démontrer en général qu’elle vient d’Egypte ; après quoi l’on jugera sans peine que la plûpart des circonstances dont on l’a embellie dans la suite, sont le fruit de l’imagination des poëtes grecs & romains.

Non-seulement Hérodote nous apprend que presque tous les noms des dieux sont venus d’Egypte dans la Grece, mais Diodore de Sicile nous explique, par le secours des traditions égyptiennes, la plûpart des fables qu’on a débité sur les enfers.

Il y a, dit cet excellent auteur, (liv. I.) un lac en Egypte au-delà duquel on enterroit anciennement les morts. Après les avoir embaumés, on les portoit sur le bord de ce lac. Les juges préposés pour examiner la conduite & les mœurs de ceux qu’on devoit faire passer de l’autre côté, s’y rendoient au nombre de quarante ; & après une longue délibération, s’ils jugeoient celui dont on venoit de faire l’information, digne de la sépulture, on mettoit son cadavre dans une barque, dont le batelier se nommoit Caron. Cette coûtume étoit même pratiquée à l’égard des rois ; & le jugement qu’on portoit contre eux étoit quelquefois si severe, qu’il y en eut qui furent réputés indignes de la sépulture.

La fable rapporte que le Caron des Grecs est toûjours sur le lac ; celui des Egyptiens avoit établi sa demeure sur les bords du lac Querron. Le Caron des poëtes grecs exigeoit impitoyablement son péage : celui des Egyptiens ne vouloit pas même faire grace au fils du roi ; il devoit justifier au prince régnant, qu’il n’amassoit tant de richesses que pour son service. Le lac des enfers étoit formé d’un fleuve : celui du Querron étoit formé des eaux du Nil. Le premier faisoit neuf fois le tour des enfers, novies Styx interfusa ; jamais pays n’a été plus arrosé que

l’Egypte ; jamais fleuve n’a eu plus de canaux que le Nil.

L’idée de la prison du Tartare, dont une partie, selon Virgile, étoit aussi avant dans la terre que le ciel en est éloigné, ne paroît-elle pas prise du fameux labyrinthe d’Egypte, qui étoit composé de deux bâtimens, dont l’un étoit sous terre ? Les crocodiles sacrés que les Egyptiens nourrissoient dans des chambres soûterraines, désignent assez clairement les monstres affreux qu’on met dans le royaume de Pluton.

En un mot, il semble qu’aux circonstances près, on trouve en Egypte tout ce qui compose l’enfer des poëtes de la Grece & de Rome. Homere dit que l’entrée des enfers étoit sur le bord de l’Océan ; le Nil est appellé par ce même poëte Ὠκεανὸς. C’est en Egypte qu’on voit les portes du soleil ; elles ne sont autre chose que la ville d’Héliopolis. Les demeures des morts sont marquées par ce grand nombre de pyramides & de tombeaux, où les momies se sont conservées pendant tant de siecles. Caron, sa barque, l’obole qu’on donnoit pour le passage ; tout cela est encore tiré de l’histoire d’Egypte. Il est même très-probable que le nom de l’Achéron vient de l’égyptien Achoucherron, qui signifie les lieux marécageux de Caron ; que le Cerbere a pris sa dénomination de quelqu’un des rois d’Egypte, appellé Chebrès ou Kébron ; qu’enfin le nom du Tartare vient de l’Egyptien Dardarot, qui signifie habitation éternelle ; qualification que les Egyptiens donnoient par excellence à leurs tombeaux.

Mais sans trop appuyer sur ces étymologies, & moins encore sans compter sur de plus recherchées, par lesquelles Bochart, le Clerc, & autres savans, trouvent chez les Egyptiens le système complet des enfers & des champs élysées ; c’est assez d’en connoître la premiere origine, il n’en faut pas demander davantage : de minimis non curandum.

Quant aux voyages que les poëtes font faire à leurs héros dans les enfers, je crois qu’ils n’ont d’autre fondement que les évocations, auxquelles eurent autrefois recours les hommes superstitieux pour s’éclaircir de leur destinée. Orphée, qui avoit été lui-même dans la Thesprotie pour évoquer le phantôme d’Eurydice sa chere épouse, nous en parle comme d’un voyage aux enfers, & prend occasion de-là de nous débiter tous les dogmes de la théologie payenne sur cette matiere. Les autres poëtes ne manquerent pas de suivre son exemple. Bayle, réponse aux questions d’un provincial. Voyez Evocation, Manes.

Quoi qu’il en soit, il arriva que les Grecs, contens d’avoir saisi en général les idées des Egyptiens sur l’immortalité des ames, & leur état après la mort, donnerent carriere à leur génie, & inventerent sur ce sujet quantité de fables dont ils n’avoient aucun modele. L’Italie suivit l’exemple des Grecs, & ajoûta de nouvelles fictions aux anciennes ; telles sont celles du rameau d’or, des furies, des parques, & des illustres scélérats que leurs poëtes placerent dans le Tartare.

Enfin, tant d’auteurs travaillerent successivement & en différens lieux à former le système poétique des enfers, que ce systême produisit un mêlange monstrueux de fables ridicules, dont tout le monde vint à se moquer. Cicéron rapporte que de son tems il n’y avoit point de vieilles assez sottes pour y ajoûter la moindre foi. Dic, quæso, nùm, te illa tenent, triceps apud inferos Cerberus, Cocyti fremitus, & transvectio Acherontis ? Adeòne me delirare censes, ista ut credam ?… Quæ anus tam excors inveniri potest, quæ illa, quæ quondam credebantur, apud inferos portenta, extimescat ? De nat. deor. Juvenal nous assûre de son côté, que les enfans mêmes croyoient à peine l’ancienne doctrine des enfers. Voyez l’article précédent.