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sous ; on se soucie peu d’être au-dessus ; on n’employe qu’une partie de ses forces ; & l’on espere que ce qu’on aura négligé disparoîtra dans l’immensité des volumes.

C’est ainsi que l’intérêt s’affoiblit dans chacun, à mesure que le nombre des associés augmente ; & que, l’ouvrage d’un seul se distinguant d’autant moins qu’il a plus de collegues, le livre se trouve en général d’une médiocrité d’autant plus grande, qu’on y a employé plus de mains.

Cependant le tems leve le voile ; chacun est jugé selon son mérite. On distingue le travailleur négligent du travailleur honnête ou qui a rempli son devoir. Ce que quelques-uns ont fait, montre ce qu’on étoit en droit d’exiger de tous ; & le public nomme ceux dont il est mécontent, & regrette qu’ils ayent si mal répondu à l’importance de l’entreprise, & au choix dont on les avoit honorés.

Je m’explique là-dessus avec d’autant plus de liberté, que personne ne sera plus exposé que moi à cette espece de censure, & que, quelque critique qu’on fasse de notre travail, soit en général soit en particulier, il n’en restera pas moins pour constant qu’il seroit très-difficile de former une seconde société de gens de Lettres & d’Artistes aussi nombreuse & mieux composée que celle qui concourt à la composition de ce Dictionnaire. S’il étoit facile de trouver mieux que moi pour auteur & pour éditeur, il faudra que l’on convienne qu’il étoit, sous ces deux aspects, infiniment plus facile encore de rencontrer moins bien que M. d’Alembert. Combien je gagnerois à cette espece d’énumération où les hommes se compenseroient les uns par les autres ! Ajoûtons à cela qu’il y a des parties pour lesquelles on ne choisit point, & que cet inconvénient sera de toutes les éditions. Quelqu’honoraire qu’on proposât à un homme, il n’acquitteroit jamais le tems qu’on lui demanderoit. Il faut qu’un Artiste veille dans son attelier ; il faut qu’un homme public soit à ses fonctions. Celui-ci est malheureusement trop occupé, & l’homme de cabinet n’est malheureusement pas assez instruit. On se tire de-là comme on peut.

Mais s’il est facile à un dictionnaire d’être bien écrit, il n’est guere d’ouvrages auxquels il soit plus essentiel de l’être. Plus une route doit être longue, plus il seroit à souhaiter qu’elle fût agréable. Au reste, nous avons quelque raison de croire que nous ne sommes pas restés de ce côté sans succès. Il y a des personnes qui ont lû l’Encyclopédie d’un bout à l’autre ; & si l’on en excepte le dictionnaire de Bayle qui perd tous les jours un peu de cette prérogative, il n’y a guere que le nôtre qui en ait joüi & qui en joüisse. Nous souhaitons qu’il la conserve peu, parce que nous aimons plus les progrès de l’esprit humain que la durée de nos productions, & que nous aurions réussi bien au-delà de nos espérances, si nous avions rendu les connoissances si populaires, qu’il fallût au commun des hommes un ouvrage plus fort que l’Encyclopédie, pour les attacher & les instruire.

Il seroit à souhaiter, quand il s’agit de style, qu’on pût imiter Petrone, qui a donné en même tems l’exemple & le précepte, lorsqu’ayant à peindre les qualités d’un beau discours, il a dit, grandis, & utità dicam pudica oratio neque maculosa est neque turgida, sed naturali pulchritudine exsurgit. La description est la chose même.

Il faut se garantir singulierement de l’obscurité, & se ressouvenir à chaque ligne qu’un dictionnaire est fait pour tout le monde, & que la répétition des mots qui offenseroit dans un ouvrage leger, devient un caractere de simplicité qui ne déplaira jamais dans un grand ouvrage.

Qu’il n’y ait jamais rien de vague dans l’expression. Il seroit mal dans un livre philosophique d’employer les termes les plus usités, lorsqu’ils n’empor-

tent avec eux aucune idée fixe, distincte & déterminée ;

& il y a de ces termes, & en très-grand nombre. Si l’on pouvoit en donner des définitions, selon la nature qui ne change point, & non selon les conventions & les préjugés des hommes qui changent continuellement ; ces définitions deviendroient des germes de découvertes. Observons encore ici le besoin continuel que nous avons d’un modele invariable & constant auquel nos définitions & nos descriptions se rapportent, tel que la nature de l’homme, des animaux, ou des autres êtres subsistans. Le reste n’est rien, & celui qui ne sait pas écarter certaines notions particulieres, locales & passageres, est gêné dans son travail & sans cesse exposé à dire, contre le témoignage de sa conscience & la pente de son esprit, des choses inexactes pour le moment, & fausses ou du moins obscures & hasardées pour l’avenir.

Les ouvrages des génies les plus intrépides & les plus élevés, des plus grands philosophes de l’antiquité sont un peu défigurés par ce défaut. Il s’en manque beaucoup que ceux de nos jours en soient exempts. L’intolérance, le manque de la double doctrine, le défaut d’une langue hieroglyphique & sacrée, perpétueront à jamais ces contradictions, & continueront de tacher nos plus belles productions. On ne sait souvent ce qu’un homme a pensé sur les matieres les plus importantes. Il s’enveloppe dans des ténebres affectées ; ses contemporains mêmes ignorent ses sentimens ; & l’on ne doit pas s’attendre que l’Encyclopédie soit exempte de ce défaut.

Plus les matieres seront abstraites, plus il faudra s’efforcer de les mettre à la portée de tous les lecteurs.

Un Editeur qui aura de l’expérience, & qui sera maître de lui-même, se placera dans la classe moyenne des esprits. Si la nature l’avoit élevé au rang des premiers génies, & qu’il n’en descendît jamais ; conversant sans cesse avec les hommes de la plus grande pénétration, il lui arriveroit de considérer les objets d’un point de vûe où la multitude ne peut atteindre. Trop au-dessus d’elle, l’ouvrage deviendroit obscur pour trop de monde. Mais s’il se trouvoit malheureusement, ou s’il avoit la complaisance de s’abaisser fort au-dessous ; les matieres traitées comme pour des imbécilles deviendroient longues & fastidieuses. Il considérera donc le Monde comme son école, & le Genre humain comme son pupile ; & il dictera des leçons qui ne fassent pas perdre aux bons esprits un tems prétieux, & qui ne rebutent point la foule des esprits ordinaires. Il y a deux classes d’hommes, à-peu-près également étroites, qu’il faut également négliger. Ce sont les génies transcendans & les imbécilles, qui n’ont besoin de maîtres ni les uns ni les autres.

Mais s’il n’est pas facile de saisir la portée commune des esprits, il l’est beaucoup moins encore à l’homme de génie de s’y fixer. Le génie tend naturellement à s’élever ; il cherche la région des nues ; s’il s’oublie un moment, il est emporté d’un vol rapide ; & bien-tôt les yeux ordinaires cessent de l’appercevoir & de le suivre.

Si chaque encyclopédiste s’étoit bien acquitté de son travail, l’attention principale d’un éditeur se réduiroit à circonscrire rigoureusement les différens objets ; à renfermer les parties en elles-mêmes, & à supprimer des redites, ce qui est toûjours plus facile que de remplir des omissions ; les redites s’apperçoivent & se corrigent d’un trait de plume ; les omissions se dérobent & ne se suppléent pas sans travail. Le grand inconvénient, c’est que quand elles se montrent, c’est si brusquement, que l’éditeur se trouvant pressé entre une matiere qui demande du tems, & la vîtesse de l’impression qui n’en accorde point, il faut que l’ouvrage soit estro-