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quand ils auront été faits de bonne foi, ils contiendront toûjours une infinité de choses que l’homme le plus intelligent n’appercevra pas, ne soupçonnera point, & ne pourra demander. Il y en desirera d’autres à-la-vérité ; mais ce seront celles que les Artistes ne celent à personne : car j’ai éprouvé que ceux qui s’occupent sans cesse d’un objet, avoient un penchant égal à croire que tout le monde savoit ce dont ils ne faisoient point un secret ; & que ce dont ils faisoient un secret n’étoit connu de personne : ensorte qu’ils étoient toûjours tentés de prendre celui qui les questionnoit, ou pour un génie transcendant ou pour un imbécille.

Tandis que les Artistes seront à l’ouvrage, il s’occupera à rectifier les articles que nous lui aurons transmis, & qu’il trouvera dans notre dictionnaire. Il ne tardera pas à s’appercevoir que malgré tous les soins que nous nous sommes donnés, il s’y est glissé des bevûes grossieres (voyez l’article Brique), & qu’il y a des articles entiers qui n’ont pas l’ombre du sens commun (voyez l’article Blanchisserie de Toiles) : mais il apprendra, par son expérience, à nous savoir gré des choses qui seront bien, & à nous pardonner celles qui seront mal. C’est sur-tout quand il aura parcouru pendant quelque tems les atteliers, l’argent à la main, & qu’on lui aura fait payer bien cherement les faussetés les plus ridicules, qu’il connoîtra quelle espece de gens ce sont que les Artistes, sur-tout à Paris, où la crainte des impôts les tient perpétuellement en méfiance, & où ils regardent tout homme qui les interroge avec quelque curiosité comme un émissaire des fermiers généraux, ou comme un ouvrier qui veut ouvrir boutique. Il m’a semblé qu’on éviteroit ces inconvéniens, en cherchant dans la province toutes les connoissances sur les Arts qu’on y pourroit recueillir : on y est connu ; on s’adresse à des gens qui n’ont point de soupçon ; l’argent y est plus rare, & le tems moins cher. D’où il me paroît évident qu’on s’instruiroit plus facilement & à moins de frais, & qu’on auroit des instructions plus sûres.

Il faudroit indiquer l’origine d’un art, & en suivre pié-à-pié les progrès quand ils ne seroient pas ignorés, ou substituer la conjecture & l’histoire hypothétique à l’histoire réelle. On peut assûrer qu’ici le roman seroit souvent plus instructif que la vérité.

Mais il n’en est pas de l’origine & des progrès d’un art, ainsi que de l’origine & des progrès d’une science. Les Savans s’entretiennent : ils écrivent : ils font valoir leurs découvertes : ils contredisent : ils sont contredits. Ces contestations manifestent les faits & constatent les dates. Les Artistes au contraire vivent ignorés, obscurs, isolés ; ils font tout pour leur intérêt, ils ne font presque rien pour leur gloire. Il y a des inventions qui restent des siecles entiers renfermées dans une famille : elles passent des peres aux enfans ; se perfectionnent ou dégénerent, sans qu’on sache précisément ni à qui, ni à quel tems il faut en rapporter la découverte. Les pas insensibles par lesquels un art s’avance à la perfection, confondent aussi les dates. L’un recueille le chanvre ; un autre le fait baigner ; un troisieme le tille : c’est d’abord une corde grossiere ; puis un fil ; ensuite une toile : mais il s’écoule un siecle entre chacun de ces progrès. Celui qui porteroit une production depuis son état naturel jusqu’à son emploi le plus parfait, seroit difficilement ignoré. Comment seroit-il impossible qu’un peuple se trouvât tout-à-coup vêtu d’une étoffe nouvelle, & ne demandât pas à qui il en est redevable ? Mais ces cas n’arrivent point, ou n’arrivent que rarement.

Communément le hasard suggere les premieres tentatives ; elles sont infructueuses & restent ignorées : un autre les reprend ; il a un commencement de succès, mais dont on ne parle point : un troisie-

me marche sur les pas du second : un quatrieme sur les pas du troisieme ; & ainsi de suite, jusqu’à ce que le dernier produit des expériences soit excellent : & ce produit est le seul qui fasse sensation. Il arrive encore qu’à peine une idée est-elle éclose dans un attelier, qu’elle en sort & se répand. On travaille en plusieurs endroits à la fois : chacun manœuvre de son côté ; & la même invention, revendiquée en même tems par plusieurs, n’appartient proprement à personne, ou n’est attribuée qu’à celui qu’elle enrichit. Si l’on tient l’invention de l’étranger, la jalousie nationale taît le nom de l’inventeur, & ce nom reste inconnu.

Il seroit à souhaiter que le gouvernement autorisât à entrer dans les manufactures, à voir travailler, à interroger les ouvriers, & à dessiner les instrumens, les machines, & même le local.

Il y a des circonstances où les Artistes sont tellement impénétrables, que le moyen le plus court, ce seroit d’entrer soi-même en apprentissage, ou d’y mettre quelqu’un de confiance.

Il y a peu de secrets qu’on ne parvînt à connoître par cette voie : il faudroit divulguer tous ces secrets sans aucune exception.

Je sais que ce sentiment n’est pas celui de tout le monde : il y a des têtes étroites, des ames mal nées, indifférentes sur le sort du genre humain, & tellement concentrées dans leur petite société, qu’elles ne voyent rien au-delà de son intérêt. Ces hommes veulent qu’on les appelle bons citoyens ; & j’y consens, pourvû qu’ils me permettent de les appeller méchans hommes. On diroit, à les entendre, qu’une Encyclopédie bien faite, qu’une histoire générale des Arts ne devroit être qu’un grand manuscrit soigneusement renfermé dans la bibliotheque du monarque, & inaccessible à d’autres yeux que les siens ; un livre de l’Etat, & non du peuple. A quoi bon divulguer les connoissances de la nation, ses transactions secretes, ses inventions, son industrie, ses ressources, ses mysteres, sa lumiere, ses arts & toute sa sagesse ! ne sont-ce pas là les choses auxquelles elle doit une partie de sa supériorité sur les nations rivales & circonvoisines ? Voilà ce qu’ils disent ; & voici ce qu’ils pourroient encore ajoûter. Ne seroit-il pas à souhaiter qu’au lieu d’éclairer l’étranger, nous pussions répandre sur lui des ténebres, & plonger dans la barbarie le reste de la terre, afin de le dominer plus sûrement ? Ils ne font pas attention qu’ils n’occupent qu’un point sur ce globe, & qu’ils n’y dureront qu’un moment ; que c’est à ce point & à cet instant qu’ils sacrifient le bonheur des siecles à venir & de l’espece entiere. Ils savent mieux que personne que la durée moyenne d’un empire n’est pas de deux mille ans, & que dans moins de tems peut-être, le nom François, ce nom qui durera éternellement dans l’histoire, seroit inutilement cherché sur la surface de la terre. Ces considérations n’étendent point leurs vûes ; il semble que le mot humanité soit pour eux un mot vuide de sens. Encore s’ils étoient conséquens ! mais dans un autre moment ils se déchaineront contre l’impénétrabilité des sanctuaires de l’Egypte : ils déploreront la perte des connoissances anciennes ; ils accuseront la négligence ou le silence des auteurs qui se sont tûs ou qui ont parlé si mal d’une infinité d’objets importans ; & ils ne s’appercevront pas qu’ils exigent des hommes d’autrefois ce dont ils font un crime à ceux d’aujourd’hui, & qu’ils blament les autres d’avoir été ce qu’ils se font honneur d’être.

Ces bons citoyens sont les plus dangereux ennemis que nous ayons eus. En général, il faut profiter des critiques, sans y répondre, quand elles sont bonnes ; les négliger, quand elles sont mauvaises. N’est-ce pas une perspective bien agréable pour tous ceux qui