Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 5.djvu/678

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

hé Monsieur, elle ne se peut tirer que de vos papiers, & vous savez-bien qu’ils sont tous brûlés : en effet ils l’étoient. Pelisson les avoit brûlés lui-même, mais il falloit en instruire le prisonnier ; & il ne balança pas de recourir à un expédient, sûr à la vérité, puisque tout le monde y fut trompé ; mais qui exposoit sa liberté, peut-être sa vie, & qui, s’il eût été ignoré, comme il pouvoit l’être, attachoit à son nom une infamie éternelle, dont la honte pouvoit réjaillir sur la république des lettres, où Pelisson occupoit un rang distingué. M. Gobinot de Reims supporte pendant quarante ans l’indignation publique qu’il encouroit par une excessive parcimonie dont il tiroit les sommes immenses qu’il destinoit à des monumens de la plus grande utilité. Associons-lui un prélat respectable par ses qualités apostoliques, ses dignités, sa naissance, la noble simplicité de ses mœurs, & la solidité de ses vertus. Dans une grande calamité, ce prélat, après avoir soulagé par d’abondantes distributions gratuites en argent & en grains la partie de son troupeau qui laissoit voir toute son indigence, songe à secourir celle qui cachoit sa misere, en qui la honte étouffoit la plainte, & qui n’en étoit que plus malheureuse, contre l’oppression de ces hommes de sang, dont l’ame nage dans la joie au milieu du gémissement général, & il fait porter sur la place des grains qu’on y distribua à un prix fort au-dessous de celui qu’ils avoient coûté. L’esprit de parti qui abhorre tout acte vertueux qui n’est pas de quelqu’un des siens, traite sa charité de monopole, & un scélérat obscur inscrit cette atroce calomnie parmi celles dont il remplit depuis si long-tems ses feuilles hebdomadaires. Cependant il survient de nouvelles calamités : le zele inaltérable de ce rare pasteur continue de s’exercer, & il se trouve enfin un honnête homme qui éleve la voix, qui dit la vérité, qui rend hommage à la vertu, & qui s’écrie transporté d’admiration : quel courage ! quelle patience héroïque ! qu’il est consolant pour le genre humain que la méchanceté ne soit pas capable de ces efforts ! Voilà les traits qu’il faut recueillir ; & qui est-ce qui les liroit sans sentir son cœur s’échauffer ? Si l’on publioit un recueil qui contînt beaucoup de ces grandes & belles actions, qui est-ce qui se resoudroit à mourir sans y avoir fourni la matiere d’une ligne ? Croit-on qu’il y eût quelque ouvrage d’un plus grand pathétique ? Il me semble, quant à moi, qu’il y auroit peu de pages dans celui-ci, qu’un homme né avec une ame honnête & sensible n’arrosât de ses larmes.

Il faudroit singulierement se garantir de l’adulation. Quant aux éloges mérités, il y auroit bien de l’injustice à ne les accorder qu’à la cendre insensible & froide de ceux qui ne peuvent plus les entendre : l’équité qui doit les dispenser, le cedera-t-elle à la modestie qui les refuse ? L’éloge est un encouragement à la vertu ; c’est un pacte public que vous faites contracter à l’homme vertueux. Si ses belles actions étoient gravées sur une colonne, perdroit-il un moment de vûe ce monument imposant ? ne seroit-il pas un des appuis les plus forts qu’on pût prêter à la foiblesse humaine ; il faudroit que l’homme se déterminât à briser lui-même sa statue. L’éloge d’un honnête homme est la plus digne & la plus douce récompense d’un autre honnête homme : après l’éloge de sa conscience, le plus flateur est celui d’un homme de bien. O Rousseau, mon cher & digne ami, je n’ai jamais eu la force de me refuser à ta loüange : j’en ai senti croître mon goût pour la vérité, & mon amour pour la vertu. Pourquoi tant d’oraisons funebres, & si peu de panégyriques des vivans ? Croit-on que Trajan n’eût pas craint de démentir son panégyriste ? Si on le croit, on ne connoit pas toute l’autorité de la considération générale. Après les bonnes actions qu’on

a faites, l’aiguillon le plus vif pour en multiplier le nombre, c’est la notoriété des premieres ; c’est cette notoriété qui donne à l’homme un caractere public auquel il lui est difficile de renoncer. Ce secret innocent n’est-il pas même un des plus importans de l’éducation vertueuse ? Mettez votre fils dans l’occasion de pratiquer la vertu ; faites-lui de ses bonnes actions un caractere domestique ; attachez à son nom quelque épithete qui les lui rappelle ; accordez-lui de la considération : s’il franchit jamais cette barriere, j’ose assûrer que le fond de son ame est mauvais ; que votre enfant est mal né, & que vous n’en ferez jamais qu’un méchant ; avec cette différence qu’il se fût précipité dans le vice tête baissée, & qu’arrêté par le contraste qu’il remarquera entre les dénominations honorables qu’on lui a accordées, & celles qu’il va encourir, il se laissera glisser vers le mal, mais par une pente qui ne sera pas assez insensible pour que des parens attentifs ne s’apperçoivent point de la dégradation successive de son caractere.

Je hais cent fois plus les satyres dans un ouvrage, que les éloges ne m’y plaisent : les personnalités sont odieuses en tout genre d’écrire ; on est sûr d’amuser le commun des hommes, quand on s’étudie à repaître sa méchanceté. Le ton de la satyre est le plus mauvais de tous pour un dictionnaire ; & l’ouvrage le plus impertinent & le plus ennuyeux qu’on pût concevoir, ce seroit un dictionnaire satyrique : c’est le seul qui nous manque. Il faut absolument bannir d’un grand livre ces à-propos légers, ces allusions fines, ces embellissemens délicats qui feroient la fortune d’une historiette : les traits qu’il faut expliquer deviennent fades, ou ne tardent pas à devenir inintelligibles. Ce seroit une chose bien ridicule, que le besoin d’un commentaire dans un ouvrage, dont les différentes parties seroient destinées à s’interpréter réciproquement. Toute cette légereté n’est qu’une mousse qui tombe peu-à-peu ; bien-tôt la partie volatile s’en est évaporée, & il ne reste plus qu’une vase insipide. Tel est aussi le sort de la plûpart de ces étincelles qui partent du choc de la conversation : la sensation agréable, mais passagere, qu’elles excitent, naît des rapports qu’elles ont au moment, aux circonstances, aux lieux, aux personnes, à l’évenement du jour ; rapports qui passent promptement. Les traits qui ne se remarquent point, parce que l’éclat n’en est pas le mérite principal, pleins de substance, & portant en eux le caractere de la simplicité jointe à un grand sens, sont les seuls qui se soûtiendroient au grand jour : pour sentir la frivolité des autres, il n’y a qu’à les écrire. Si l’on me montroit un auteur qui eût composé ses mêlanges d’après des conversations, je serois presque sûr qu’il auroit recueilli tout ce qu’il falloit négliger, & négligé tout ce qu’il importoit de recueillir. Gardons-nous bien de commettre avec ceux que nous consulterons, la même faute que cet écrivain commettroit avec les personnes qu’il fréquenteroit. Il en est des grands ouvrages ainsi que des grands édifices ; ils ne comportent que des ornemens rares & grands. Ces ornemens doivent être répandus avec économie & discernement, ou ils nuiront à la simplicité en multipliant les rapports ; à la grandeur, en divisant les parties & en obscurcissant l’ensemble ; & à l’intérêt, en partageant l’attention, qui sans ce défaut qui la distrait & la disperse, se rassembleroit toute entiere sur les masses principales.

Si je proscris les satyres, il n’en est pas ainsi ni des portraits, ni des réflexions. Les vertus s’enchaînent les unes aux autres, & les vices se tiennent, pour ainsi dire, par la main. Il n’y a pas une vertu, pas un vice qui n’ait son cortege : c’est une sorte d’association nécessaire. Imaginer un caractere, c’est trouver d’après une passion dominante donnée, bon-