Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 5.djvu/676

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

celui qu’on redoute, disparoissoit, & l’on se laissoit engager par la considération la plus chimérique. Car ces lambeaux décousus se sont trouvés si incomplets, si mal composés, si mal traduits, si pleins d’omissions, d’erreurs, & d’inexactitudes, si contraires aux idées de nos collegues, que la plûpart les ont rejettés. Que n’ont-ils eu tous le même courage ? Le seul avantage qu’en ayent retiré les premiers, c’est de connoître d’un coup d’œil la nomenclature de leur partie, qu’ils auroient pû trouver du moins aussi complete dans des tables de différens ouvrages, ou dans quelque dictionnaire de langue.

Ce frivole avantage a coûté bien cher. Que de tems perdu à traduire de mauvaises choses ? que de dépenses pour se procurer un plagiat continuel ? combien de fautes & de reproches qu’on se seroit épargnés avec une simple nomenclature ? Mais eût-elle suffi pour déterminer nos collegues ? D’ailleurs cette partie même ne pouvoit guere se perfectionner que par l’exécution. A mesure qu’on exécute un morceau, la nomenclature se développe, les termes à définir se présentent en foule ; il vient une infinité d’idées à renvoyer sous différens chefs ; ce qu’on ne fait pas est du moins indiqué par un renvoi, comme étant du partage d’un autre : en un mot, ce que chacun fournit & se demande réciproquement, voilà la source d’où découlent les mots.

D’où l’on voit 1°. qu’on ne pouvoit, à une premiere édition, employer un trop grand nombre de collegues, mais que si notre travail n’est pas tout-à-fait inutile, un petit nombre d’hommes bien choisis suffiroit à l’exécution d’une seconde. Il faudroit les préposer à différens travailleurs subalternes, ausquels ils feroient honneur des secours qu’ils en auroient reçus, mais dont ils seroient obligés d’adopter l’ouvrage, afin qu’ils ne pussent se dispenser d’y mettre la derniere main ; que leur propre réputation se trouvât engagée, & qu’on pût les accuser directement ou de négligence ou d’incapacité. Un travailleur qui ose demander que son nom ne soit point mis à la fin d’un de ses articles, avoue qu’il le trouve mal fait, ou du moins indigne de lui. Je crois que, selon ce nouvel arrangement, il ne seroit pas impossible qu’un seul homme se chargeât de l’Anatomie, de la Medecine, de la Chirurgie, de la Matiere médicale, & d’une portion de la Pharmacie ; un autre de la Chimie, de la partie restante de la Pharmacie, & de ce qu’il y a de chimique dans des Arts, tels que la Métallurgie, la Teinture, une partie de l’Orfévrerie, une partie de la Chauderonnerie, de la Plomberie, de la préparation des couleurs de toute espece, métalliques ou autres, &c. Un seul homme bien instruit de quelque art en fer, embrasseroit les métiers de Cloutier, de Coutelier, de Serrurier, de Taillandier, &c. Un autre versé dans la Bijouterie se chargeroit des arts du Bijoutier, du Diamantaire, du Lapidaine, du Metteur en œuvre. Je donnerois toûjours la préférence à un homme qui auroit écrit avec succès sur la matiere dont il se chargeroit. Quant à celui qui prépareroit actuellement un ouvrage sur cette matiere, je ne l’accepterois pour collegue que s’il étoit déjà mon ami, que l’honnêteté de son caractere me fût bien connue, & que je ne pusse, sans lui faire l’injure la plus grande, le soupçonner d’un dessein secret de sacrifier notre ouvrage au sien.

2°. Que la premiere édition d’une Encyclopédie, ne peut être qu’une compilation très-informe & très-incomplete.

Mais, dira-t-on, comment avec tous ces défauts vous est-il arrivé d’obtenir un succès qu’aucune production aussi considérable n’a jamais eu ? A cela je répons, que notre Encyclopédie a presque sur tout autre ouvrage, je ne dis pas de la même étendue, mais quel qu’il soit, composé par une société ou par un seul

homme, l’avantage de contenir une infinité de choses nouvelles, & qu’on chercheroit inutilement ailleurs. C’est la suite naturelle de l’heureux choix de ceux qui s’y sont consacrés.

Il ne s’est point encore fait, & il ne se fera de long tems une collection aussi considérable & aussi belle de machines. Nous avons environ mille planches. On est bien déterminé à ne rien épargner sur la gravure. Malgré le nombre prodigieux de figures qui les remplissent, nous avons eu l’attention de n’en admettre presqu’aucune qui ne représentât une machine subsistante & travaillant dans la société. Qu’on compare nos volumes avec le recueil si vanté de Ramelli, le théatre des machines de Lupold, ou même les volumes des machines approuvées par l’académie des Sciences, & l’on jugera si de tous ces volumes fondus ensemble, il étoit possible d’en tirer vingt planches dignes d’entrer dans une collection telle que nous avons eu le courage de la concevoir & le bonheur de l’exécuter. Il n’y a rien ici ni de superflu, ni de suranné, ni d’idéal : tout y est en action & vivant. Mais indépendamment de ce mérite, & quelque différence qu’il puisse & qu’il doive nécessairement y avoir entre cette premiere édition & les suivantes, n’est-ce rien que d’avoir débuté ? Entre une infinité de difficultés qui se présenteront d’elles-mêmes à l’esprit, qu’on pese seulement celle d’avoir rassemblé un assez grand nombre de collegues, qui, sans se connoître, semblent tous concourir d’amitié à la production d’un ouvrage commun. Des gens de Lettres ont fait pour leurs semblables & leurs égaux, ce qu’on n’eût point obtenu d’eux par aucune autre considération. C’est là le motif auquel nous devons nos premiers collegues ; & c’est à la même cause que nous devons ceux que nous nous associons tous les jours. Il regne entre eux tous une émulation, des égards, une concorde qu’on auroit peine à imaginer. On ne s’en tient pas à fournir les secours qu’on a promis, on se fait encore des sacrifices mutuels, chose bien plus difficile ! De-là tant d’articles qui partent de mains étrangeres, sans qu’aucun de ceux qui s’étoient chargés des sciences auxquelles ils appartenoient en ayent jamais été offensés. C’est qu’il ne s’agit point ici d’un intérêt particulier ; c’est qu’il ne regne entre nous aucune petite jalousie personnelle, & que la perfection de l’ouvrage & l’utilité du genre humain, ont fait naitre le sentiment général dont on est animé.

Nous avons joüi d’un avantage rare & prétieux qu’il ne faudroit pas négliger dans le projet d’une seconde édition. Les hommes de Lettres de la plus grande réputation, les Artistes de la premiere force, n’ont pas dédaigné de nous envoyer quelques morceaux dans leur genre. Nous devons Eloquence, Elégance, Esprit, &c. à M. de Voltaire. M. de Montesquieu nous a laissé en mourant des fragmens sur l’article Goût ; M. de la Tour nous a promis ses idées sur la Peinture ; M. Cochin fils ne nous refuseroit pas l’article Gravûre, si ses occupations lui laissoient le tems d’écrire.

Il ne seroit pas inutile d’établir des correspondances dans les lieux principaux du monde lettré, & je ne doute point qu’on n’y réussît. On s’instruira des usages, des coûtumes, des productions, des travaux, des machines, &c. si on ne néglige personne, & si l’on a pour tous ce degré de considération que l’on doit à l’homme desintéressé qui veut se rendre utile.

Ce seroit un oubli inexcusable, que de ne se pas procurer la grande Encyclopédie allemande, le recueil des réglemens sur les Arts & Métiers de Londres & des autres pays ; les ouvrages appellés en anglois the mysteries, le fameux réglement des Piémontois sur leurs manufactures, des registres des doüanes, plu-