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dans un endroit où on ne les chercheroit pas inutilement ? Combien de principes qui restent isolés, & qu’on auroit rapprochés par un mot de réclame ? Les renvois sont dans un article, comme ces pierres d’attente qu’on voit inégalement séparées les unes des autres, & saillantes sur les extrémités verticales d’un long mur, ou sur la convexité d’une voûte, & dont les intervalles annoncent ailleurs de pareils intervalles & de pareilles pierres d’attente.

J’insiste d’autant plus fortement sur la nécessité de posséder toute la copie, que les omissions sont, à mon avis, les plus grands défauts d’un dictionnaire. Il vaut encore mieux qu’un article soit mal fait, que de n’être point fait. Rien ne chagrine tant un lecteur, que de ne pas trouver le mot qu’il cherche. En voici un exemple frappant, que je rapporte d’autant plus librement, que je dois en partager le reproche. Un honnête homme achete un ouvrage auquel j’ai travaillé : il étoit tourmenté par des crampes, & il n’eut rien de plus pressé que de lire l’article crampe : il trouve ce mot, mais avec un renvoi à convulsion ; il recourt à convulsion, d’où il est renvoyé à muscle, d’où il est renvoyé à spasme, où il ne trouve rien sur la crampe. Voilà, je l’avoue, une faute bien ridicule ; & je ne doute point que nous ne l’ayons commise vingt fois dans l’Encyclopédie. Mais nous sommes en droit d’exiger un peu d’indulgence. L’ouvrage auquel nous travaillons, n’est point de notre choix : nous n’avons point ordonné les premiers matériaux qu’on nous a remis, & on nous les a, pour ainsi dire, jettés dans une confusion bien capable de rebuter quiconque auroit eu ou moins d’honnêteté, ou moins de courage. Nos collegues nous sont témoins des peines que nous avons prises & que nous prenons encore : personne ne sait comme eux, ce qu’il nous en a coûté, & ce qu’il nous en coûte, pour répandre sur l’ouvrage toute la perfection d’une premiere tentative ; & nous nous sommes proposés, sinon d’obvier, du moins de satisfaire aux reproches que nous aurons encourus ; en relisant notre Dictionnaire, quand nous l’aurons achevé, dans le dessein de completer la nomenclature, la matiere, & les renvois.

Il n’y a rien de minutieux dans l’exécution d’un grand ouvrage : la négligence la plus legere a des suites importantes : le manuscrit m’en fournit un exemple : rempli de noms personnels, de termes d’arts, de caracteres, de chiffres, de lettres, de citations, de renvois, &c. l’édition fourmillera de fautes, s’il n’est pas de la derniere exactitude. Je voudrois donc qu’on invitât les Encyclopédistes, à écrire en lettres majuscules, les mots sur lesquels il seroit facile de se méprendre. On éviteroit par ce moyen, presque toutes les fautes d’impression ; les articles seroient corrects, les auteurs n’auroient point à se plaindre, & le lecteur ne seroit jamais perplexe. Quoique nous n’ayons pas eu l’avantage de posséder un manuscrit tel que nous l’aurions pû desirer ; cependant il y a peu d’ouvrages imprimés avec plus d’exactitude & plus d’élégance que le nôtre. Les soins & l’habileté du Typographe l’ont emporté sur le desordre & les imperfections de la copie ; & nous n’offenserons aucun de nos collegues, en assûrant que dans le grand nombre de ceux qui ont eu quelque part à l’Encyclopédie, il n’y a personne qui ait mieux satisfait à ses engagemens, que l’Imprimeur. Sous cet aspect, qui a frappé & qui frappera dans tous les tems les gens de goût & les bibliomanes, les éditions subséquentes égaleront difficilement la premiere.

Nous croyons sentir tous les avantages d’une entreprise telle que celle dont nous nous occupons. Nous croyons n’avoir eu que trop d’occasions de connoître combien il étoit difficile de sortir avec

quelque succès d’une premiere tentative, & combien les talens d’un seul homme, quel qu’il fût, étoient au-dessous de ce projet. Nous avions là-dessus, longtems avant que d’avoir commencé, une partie des lumieres & toute la défiance qu’une longue méditation pouvoit inspirer. L’expérience n’a point affoibli ces dispositions. Nous avons vû, à mesure que nous travaillions, la matiere s’étendre, la nomenclature s’obscurcir, des substances ramenées sous une multitude de noms différens, les instrumens, les machines & les manœuvres se multiplier sans mesure, & les détours nombreux d’un labyrinthe inextricable se compliquer de plus en plus. Nous avons vû combien il en coûtoit pour s’assûrer que les mêmes choses étoient les mêmes, & combien, pour s’assûrer que d’autres qui paroissoient très-différentes, n’étoient pas différentes. Nous avons vû que cette forme alphabétique, qui nous ménageoit à chaque instant des repos, qui répandoit tant de variété dans le travail, & qui sous ces points de vûe, paroissoit si avantageuse à suivre dans un long ouvrage, avoit ses difficultés qu’il falloit surmonter à chaque instant. Nous avons vû qu’elle exposoit à donner aux articles capitaux, une étendue immense, si l’on y faisoit entrer tout ce qu’on pouvoit assez naturellement espérer d’y trouver ; ou à les rendre secs & appauvris, si, à l’aide des renvois, on les élaguoit, & si l’on en excluoit beaucoup d’objets qu’il n’étoit pas impossible d’en séparer. Nous avons vû combien il étoit important & difficile de garder un juste milieu. Nous avons vû combien il échappoit de choses inexactes & fausses ; combien on en omettoit de vraies. Nous avons vû qu’il n’y avoit qu’un travail de plusieurs siecles, qui pût introduire entre tant de matériaux rassemblés, la forme véritable qui leur convenoit ; donner à chaque partie son étendue ; réduire chaque article à une juste longueur ; supprimer ce qu’il y a de mauvais ; suppléer ce qui manque de bon, & finir un ouvrage qui remplît le dessein qu’on avoit formé, quand on l’entreprit. Mais nous avons vû que de toutes les difficultés, une des plus considérables, c’étoit de le produire une fois, quelqu’informe qu’il fût, & qu’on ne nous raviroit pas l’honneur d’avoir surmonté cet obstacle. Nous avons vû que l’Encyclopédie ne pouvoit être que la tentative d’un siecle philosophe ; que ce siecle étoit arrivé ; que la renommée, en portant à l’immortalité les noms de ceux qui l’acheveroient, peut-être ne dédaigneroit pas de se charger des nôtres ; & nous nous sommes sentis ranimés par cette idée si consolante & si douce, qu’on s’entretiendroit aussi de nous, lorsque nous ne serions plus ; par ce murmure si voluptueux, qui nous faisoit entendre dans la bouche de quelques-uns de nos contemporains, ce que diroient de nous des hommes à l’instruction & au bonheur desquels nous nous immolions, que nous estimions & que nous aimions, quoiqu’ils ne fussent pas encore. Nous avons senti se développer en nous ce germe d’émulation, qui envie au trépas la meilleure partie de nous-mêmes, & ravit au néant les seuls momens de notre existence dont nous soyons réellement flatés. En effet, l’homme se montre à ses contemporains & se voit tel qu’il est, composé bisarre de qualités sublimes & de foiblesses honteuses. Mais les foiblesses suivent la dépouille mortelle dans le tombeau, & disparoissent avec elle ; la même terre les couvre : il ne reste que les qualités éternisées dans les monumens qu’il s’est élevés à lui-même, ou qu’il doit à la vénération & à la reconnoissance publiques ; honneurs dont la conscience de son propre mérite lui donne une joüissance anticipée ; joüissance aussi pure, aussi forte, aussi réelle qu’aucune autre joüissance, & dans laquelle il ne peut y avoir d’imaginaire, que les titres sur lesquels on