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est toûjours la même, & toûjours également connue.

Si l’on me demandoit de la langue greque ou latine quelle est celle qu’il faudroit préférer, je répondrois ni l’une ni l’autre : mon sentiment seroit de les employer toutes deux ; le grec par-tout où le latin ne donneroit rien, ou ne donneroit pas un équivalent, ou en donneroit un moins rigoureux : je voudrois que le grec ne fût jamais qu’un supplément à la disette du latin ; & cela seulement, parce que la connoissance du latin est la plus répandue : car j’avoue que s’il falloit se déterminer par la richesse & par l’abondance, il n’y auroit pas à balancer. La langue greque est infiniment plus étendue & plus expressive que la latine ; elle a une multitude de termes qui ont une empreinte évidente de l’onomatopée : une infinité de notions qui ont des signes en cette langue, n’en ont point en latin, parce qu’il ne paroît pas que les Latins se fussent élevés à aucun genre de spéculation. Les Grecs s’étoient enfoncés dans toutes les profondeurs de la Métaphysique des Sciences, des Beaux-Arts, de la Logique & de la Grammaire. On dit avec leur idiome tout ce qu’on veut ; ils ont tous les termes abstraits, relatifs aux opérations de l’entendement : consultez là-dessus Aristote, Platon, Sextus Empiricus, Apollonius, & tous ceux qui ont écrit de la Grammaire & de la Rhétorique. On est souvent embarrassé en latin par le défaut d’expressions : il falloit encore des siecles aux Romains pour posséder la langue des abstractions, du moins à en juger par le progrès qu’ils y ont fait pendant qu’ils ont été sous la discipline des Grecs ; car d’ailleurs un seul homme de génie peut mettre en fermentation tout un peuple, abréger les siecles de l’ignorance, & porter les connoissances à un point de perfection & avec une rapidité qui surprendroient également. Mais cette observation ne détruit point la vérité que j’avance : car si l’on compte les hommes de génie, & qu’on les répande sur toute la durée des siecles écoulés, il est évident qu’ils seront en petit nombre dans chaque nation & pour chaque siecle, & qu’on n’en trouvera presqu’aucun qui n’ait perfectionné la langue. Les hommes créateurs portent ce caractere particulier. Comme ce n’est pas seulement en feuilletant les productions de leurs contemporains qu’ils rencontrent les idées qu’ils ont à employer dans leurs écrits, mais que c’est tantôt en descendant profondement en eux-mêmes, tantôt en s’élançant au-dehors, & portant des regards plus attentifs & plus pénétrans sur les natures qui les environnent, ils sont obligés, sur-tout à l’origine des langues, d’inventer des signes pour rendre avec exactitude & avec force ce qu’ils y découvrent les premiers. C’est la chaleur de l’imagination & la méditation profonde qui enrichissent une langue d’expressions nouvelles ; c’est la justesse de l’esprit & la sévérité de la Dialectique qui en perfectionnent la Syntaxe ; c’est la commodité des organes de la parole qui l’adoucit ; c’est la sensibilité de l’oreille qui la rend harmonieuse.

Si l’on se détermine à faire usage des deux langues, on écrira d’abord le radical françois, & à côté le radical grec ou latin, avec la citation de l’auteur ancien d’où il a été tiré, & où il est employé, selon l’acception la plus approchée pour le sens, l’énergie, & les autres idées accessoires qu’il faut déterminer.

Je dis le radical ancien, quoiqu’il ne soit pas impossible qu’un terme premier, radical & indéfinissable dans une langue, n’ait aucun de ces caracteres dans une autre : alors il me paroît démontré que l’esprit humain a fait plus de progrès chez un des peuples que chez l’autre. On ne sait pas encore, ce me semble, combien la langue est une image rigoureuse & fidele de l’exercice de la raison. Quelle prodigieuse supériorité une nation acquiert sur une autre, sur-tout dans les sciences abstraites & les Beaux-Arts, par cette seule différence ! & à quelle

distance les Anglois sont encore de nous par la considération seule que notre langue est faite, & qu’ils ne songent pas encore à former la leur ! C’est de la perfection de l’idiome que dépendent & l’exactitude dans les sciences rigoureuses, & le goût dans les Beaux-Arts, & par conséquent l’immortalité des ouvrages en ce genre.

J’ai exigé la citation de l’endroit où le synonyme grec & latin étoit employé, parce qu’un mot a souvent plusieurs acceptions ; que le besoin, & non la Philosophie, ayant présidé à la formation des langues, elles ont & auront toutes ce vice commun ; mais qu’un mot n’a qu’un sens dans un passage cité, & que ce sens est certainement le même pour tous les peuples à qui l’auteur est connu. μῆνιν ἄειδε θεὰ, &c. arma virumque cano, &c. n’ont qu’une traduction à Paris & à Pekin : aussi rien n’est-il plus mal imaginé à un françois qui sait le latin, que d’apprendre l’anglois dans un dictionnaire anglois-françois, au lieu d’avoir recours à un Dictionnaire anglois-latin. Quand le dictionnaire anglois-françois auroit été ou fait ou corrigé sur la mesure invariable & commune, ou même sur un grand usage habituel des deux langues, on n’en sauroit rien ; on seroit obligé à chaque mot de s’en rapporter à la bonne foi & aux lumieres de son guide ou de son interprete : au lieu qu’en faisant usage d’un dictionnaire grec ou latin, on est éclairé, satisfait, rassûré par l’application ; on compose soi-même son vocabulaire par la seule voie, s’il en est une, qui puisse suppléer au commerce immédiat avec la nation étrangere dont on étudie l’idiome. Au reste, je parle d’après ma propre expérience : je me suis bien trouvé de cette méthode ; je la regarde comme un moyen sûr d’acquérir en peu de tems des notions très-approchées de la propriété & de l’énergie. En un mot, il en est d’un dictionnaire anglois-françois & d’un dictionnaire anglois-latin, comme de deux hommes, dont l’un vous entretenant des dimensions ou de la pesanteur d’un corps, vous assûreroit que ce corps a tant de poids ou de hauteur, & dont l’autre, au lieu de vous rien assûrer, prendroit une mesure ou des balances, & le peseroit ou le mesureroit sous vos yeux.

Mais quel sera la ressource du nomenclateur dans les cas où la mesure commune l’abandonnera ? Je répons qu’un radical étant par sa nature le signe ou d’une sensation simple & particuliere, ou d’une idée abstraite & générale, les cas où l’on demeurera sans mesure commune ne peuvent être que rares. Mais dans ces cas rares, il faut absolument s’en rapporter à la sagacité de l’esprit humain : il faut espérer qu’à force de voir une expression non définie, employée selon la même acception dans un grand nombre de définitions où ce signe sera le seul inconnu, on ne tardera pas à en apprétier la valeur. Il y a dans les idées, & par conséquent dans les signes (car l’un est à l’autre comme l’objet est à la glace qui le répete) une liaison si étroite, une telle correspondance ; il part de chacun d’eux une lumiere qu’ils se réfléchissent si vivement, que quand on possede la Syntaxe, & que l’interprétation fidele de tous les autres signes est donnée, ou qu’on a l’intelligence de toutes les idées qui composent une période, à l’exception d’une seule, il est impossible qu’on ne parvienne pas à déterminer l’idée exceptée ou le signe inconnu.

Les signes connus sont autant de conditions données pour la solution du problème ; & pour peu que le discours soit étendu & contienne de termes, on ne conçoit pas que le problème reste au nombre de ceux qui ont plusieurs solutions. Qu’on en juge par le très-petit nombre d’endroits que nous n’entendons point dans les auteurs anciens : que l’on examine ces endroits, & l’on sera convaincu que l’obscurité