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tieres, l’absurdité des notions, & tous les défauts qu’on pourroit leur reprocher. Ses idées particulieres, ses comparaisons, ses métaphores, ses expressions, ses images ramenant sans cesse à la nature qu’on ne se lasse point d’admirer, seront autant de vérités partielles par lesquelles il se soûtiendra. On ne le lira pas pour apprendre à penser ; mais jour & nuit on l’aura dans les mains pour en apprendre à bien dire. Tel sera son sort, tandis que tant d’ouvrages qui ne seront appuyés que sur un froid bon sens & sur une pesante raison, seront peut-être fort estimés, mais peu lûs, & tomberont enfin dans l’oubli, lorsqu’un homme doüé d’un beau génie & d’une grande éloquence les aura dépouillés, & qu’il aura reproduit aux yeux des hommes des vérités, auparavant d’une austérité seche & rebutante, sous un vêtement plus noble, plus élégant, plus riche & plus séduisant.

Ces révolutions rapides qui se font dans les choses d’institution humaine, & qui auront tant d’influence sur la maniere dont la postérité jugera des productions qui lui seront transmises, sont un puissant motif pour s’attacher dans un ouvrage, tel que le nôtre, où il est souvent à-propos de citer des exemples, à des morceaux dont la beauté soit fondée sur des modeles permanens : sans cette précaution les modeles passeront ; la vérité de l’imitation ne sera plus sentie, & les exemples cités cesseront de paroître beaux.

L’art de transmettre les idées par la peinture des objets, a dû naturellement se présenter le premier : celui de les transmettre en fixant les voix par des caracteres, est trop délié ; il dut effrayer l’homme de génie qui l’imagina. Ce ne fut qu’après de longs essais qu’il entrevit que les voix sensiblement différentes n’étoient pas en aussi grand nombre qu’elles paroissoient, & qu’il osa se promettre de les rendre toutes avec un petit nombre de signes. Cependant le premier moyen n’étoit pas sans quelque avantage, ainsi que le second n’est pas resté sans quelque défaut. La peinture n’atteint point aux opérations de l’esprit ; l’on ne distingueroit point entre des objets sensibles distribués sur une toile, comme ils seroient énoncés dans un discours, les liaisons qui forment le jugement & le syllogisme ; ce qui constitue un de ces êtres sujet d’une proposition ; ce qui constitue une qualité de ces êtres, attribut ; ce qui enchaîne la proposition à une autre pour en faire un raisonnement, & ce raisonnement à un autre pour en composer un discours ; en un mot il y a une infinité de choses de cette nature que la peinture ne peut figurer ; mais elle montre du moins toutes celles qu’elle figure : & si au contraire le discours écrit les désigne toutes, il n’en montre aucune. Les peintures des êtres sont toûjours très-incompletes ; mais elles n’ont rien d’équivoque, parce que ce sont les portraits mêmes d’objets que nous avons sous les yeux. Les caracteres de l’écriture s’étendent à tout, mais ils sont d’institution ; ils ne signifient rien par eux-mêmes. La clé des tableaux est dans la nature, & s’offre à tout le monde : celle des caracteres alphabétiques & de leur combinaison est un pacte dont il faut que le mystere soit revélé ; & il ne peut jamais l’être completement, parce qu’il y a dans les expressions des nuances délicates qui restent nécessairement indéterminées. D’un autre côté, la peinture étant permanente, elle n’est que d’un état instantanée. Se propose-t’elle d’exprimer le mouvement le plus simple, elle devient obscure. Que dans un trophée on voye une Renommée les ailes déployées, tenant sa trompette d’une main, & de l’autre une couronne élevée au-dessus de la tête d’un héros, on ne sait si elle la donne ou si elle l’enleve : c’est à l’Histoire à lever l’équivoque. Quelle que soit au contraire la variété d’une action, il y a toûjours une certaine collection de termes qui la représente ; ce qu’on ne peut dire de quelque suite ou

grouppe de figures que ce soit. Multipliez tant qu’il vous plaira ces figures, il y aura de l’interruption : l’action est continue, & les figures n’en donneront que des instans séparés, laissant à la sagacité du spectateur à en remplir les vuides. Il y a la même incommensurabilité entre tous les mouvemens physiques & toutes les représentations réelles, qu’entre certaines lignes & des suites de nombres. On a beau augmenter les termes entre un terme donné & un autre ; ces termes restant toûjours isolés, ne se touchant point, laissant entre chacun d’eux un intervalle, ils ne peuvent jamais correspondre à certaines quantités continues. Comment mesurer toute quantité continue par une quantité discrete ? Pareillement, comment représenter une action durable par des images d’instans séparés ? Mais ces termes qui demeurent dans une langue nécessairement inexpliqués, les radicaux, ne correspondent-ils pas assez exactement à ces instans intermédiaires que la peinture ne peut représenter ? & n’est-ce pas à-peu-près le même défaut de part & d’autre ? Nous voilà donc arrêtés dans notre projet de transmettre les connoissances, par l’impossibilité de rendre toute la langue intelligible. Comment recueillir les racines grammaticales ? quand on les aura recueillies, comment les expliquer ? Est-ce la peine d’écrire pour les siecles à venir, si nous ne sommes pas en état de nous en faire entendre ? Résolvons ces difficultés.

Voici premierement ce que je pense sur la maniere de discerner les radicaux. Peut-être y a t-il quelque méthode, quelque système philosophique, à l’aide duquel on en trouveroit un grand nombre : mais ce système me semble difficile à inventer ; & quel qu’il soit, l’application m’en paroît sujette à erreur, par l’habitude bien fondée que j’ai de suspecter toute loi générale en matiere de langue. J’aimerois mieux suivre un moyen technique, d’autant plus que ce moyen technique est une suite nécessaire de la formation d’un Dictionnaire Encyclopédique.

Il faut d’abord que ceux qui coopéreront à cet ouvrage, s’imposent la loi de tout définir, tout, sans aucune exception. Cela fait, il ne restera plus à l’éditeur que le soin de séparer les termes où un même mot sera pris pour genre dans une définition, & pour différence dans une autre : il est évident que c’est la nécessité de ce double emploi qui constitue le cercle vitieux, & qu’elle est la limite des définitions. Quand on aura rassemblé tous ces mots, on trouvera, en les examinant, que des deux termes qui sont définis l’un par l’autre, c’est tantôt le plus général, tantôt le moins général qui est genre ou différence ; & il est évident que c’est le plus général qu’il faudra regarder comme une des racines grammaticales. D’où il s’ensuit que le nombre des racines grammaticales sera précisément la moitié de ces termes recueillis ; parce que de deux définitions de mots, il faut en admettre une comme bonne & légitime, pour démontrer que l’autre est un cercle vicieux.

Passons maintenant à la maniere de fixer la notion de ces radicaux : il n’y a, ce me semble, qu’un seul moyen, encore n’est-il pas aussi parfait qu’on le desireroit ; non qu’il laisse de l’équivoque dans les cas où il est applicable, mais en ce qu’il peut y avoir des cas auxquels il n’est pas possible de l’appliquer, avec quelqu’adresse qu’on le manie. Ce moyen est de rapporter la langue vivante à une langue morte : il n’y a qu’une langue morte qui puisse être une mesure exacte, invariable & commune pour tous les hommes qui sont & qui seront, entre les langues qu’ils parlent & qu’ils parleront. Comme cet idiome n’existe que dans les auteurs, il ne change plus ; & l’effet de ce caractere, c’est que l’application en