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son travail pendant quelque tems considérable. Il ne se souviendroit plus de la maniere dont il auroit composé ses teintes, & il seroit exposé à placer à chaque instant ou les unes sur les autres, ou les unes à côté des autres, des couleurs qui ne sont point faites pour aller ensemble. Qu’on juge par-là combien il est difficile de mettre d’accord un morceau de peinture en émail, pour peu qu’il soit considérable. Le mérite de l’accord dans un morceau, peut être senti presque par tout le monde ; mais il n’y a que ceux qui sont initiés dans l’art, qui puissent apprécier tout le mérite de l’artiste.

Quand on a ses couleurs, il faut se procurer de l’huile essentielle de lavande, & tâcher de l’avoir non adultérée ; quand on l’a, on la fait engraisser : pour cet effet, on en met dans un gobelet dont le fond soit large, à la hauteur de deux doigts ; on le couvre d’une gaze en double, & on l’expose au soleil, jusqu’à ce qu’en inclinant le gobelet on s’apperçoive qu’elle coule avec moins de facilité, & qu’elle n’ait plus que la fluidité naturelle de l’huile d’olive : le tems qu’il lui faut pour s’engraisser est plus ou moins long selon la saison.

On aura un gros pinceau à l’ordinaire qui ne serve qu’à prendre de cette huile. Pour peindre, on en fera faire avec du poil de queues d’hermine ; ce sont les meilleurs, en ce qu’ils se vuident facilement de la couleur & de l’huile dont ils sont chargés quand on a peint.

Il faut avoir un morceau de crystal de roche, ou d’agate ; que ce crystal soit un peu arrondi par les bords ; c’est là-dessus qu’on broyera & délayera ses couleurs : on les broyera & délayera jusqu’à ce qu’elles fassent sous la molette la même sensation douce que l’huile même.

Il faut avoir pour palette un verre ou crystal qu’on tient posé sur un papier blanc ; on portera les couleurs broyées sur ce morceau de verre ou de crystal ; & le papier blanc servira à les faire paroître à l’œil telles qu’elles sont.

Si l’on vouloit faire servir des couleurs broyées du jour au lendemain, on auroit une boîte de la forme de la palette ; on coleroit un papier sur le haut de la boîte ; ce papier soûtiendroit la palette qu’on couvriroit du couvercle même de la boîte ; car la palette ne portant que sur les bords de la boîte, elle n’empêcheroit point que le couvercle ne se pût mettre. Mais il arrivera que le lendemain les couleurs demanderont à être humectées avec de l’huile nouvelle, celle de la veille s’étant engraissée par l’évaporation.

On commencera par tracer son dessein : pour cela, on se servira du rouge de Mars ; on donne alors la préference à cette couleur, parce qu’elle est legere, & qu’elle n’empêche point les couleurs qu’on applique dessus, de produire l’effet qu’on en attend. On dessinera son morceau en entier avec le rouge de Mars ; il faut que ce premier trait soit de la plus grande correction possible, parce qu’il n’y a plus à y revenir. Le feu peut détruire ce que l’artiste aura bien ou mal fait ; mais s’il ne détruit pas, il fixe & les défauts & les beautés. Il en est de cette peinture à-peu-près ainsi que de la fresque ; il n’y en a point qui demande plus de fermeté dans le dessinateur, & il n’y a point de peintres qui soient moins sûrs de leur dessein que les peintres en émail : il ne seroit point difficile d’en trouver la raison dans la nature même de la peinture en émail ; ses inconvéniens doivent rebuter les grands talens.

L’artiste a à côté de lui une poële où l’on entretient un feu doux & modéré sous la cendre ; à mesure qu’il travaille, il met son ouvrage sur une plaque de taule percée de trous, & le fait secher sur cette poële : si on l’interrompt, il le garantit de l’im-

pression de l’air, en le tenant sous un couvercle de

carton.

Lorsque tout son dessein est achevé au rouge de Mars, il met sa plaque sur un morceau de taule, & la taule sur un feu doux, ensuite il colorie son dessein comme il le juge convenable. Pour cet effet, il commence par passer sur l’endroit dont il s’occupe, une teinte égale & legere, puis il fait sécher ; il pratique ensuite sur cette teinte les ombres avec la même couleur couchée plus forte ou plus foible, & fait sécher ; il accorde ainsi tout son morceau, observant seulement que cette premiere ébauche soit par-tout extrèmement foible de couleur ; alors son morceau est en état de recevoir un premier feu.

Pour lui donner ce premier feu, il faudra d’abord l’exposer sur la taule percée, à un feu doux, dont on augmentera la chaleur à mesure que l’huile s’évaporera. L’huile à force de s’évaporer, & la piece à force de s’échauffer, il arrivera à celle-ci de se noircir sur toute sa surface : on la tiendra sur le feu jusqu’à ce qu’elle cesse de fumer. Alors on pourra l’abandonner sur les charbons ardens de la poële, & l’y laisser jusqu’à ce que le noir soit dissipé, & que les couleurs soient revenues dans leur premier état : c’est le moment de la passer au feu.

Pour la passer au feu, on observera de l’entretenir chaude ; on chargera le fourneau, comme nous l’avons prescrit plus haut ; c’est le tems même qu’il mettra à s’allumer, qu’on employera à faire sécher la piece sur la poële. Lorsqu’on aura lieu de présumer à la couleur rouge-blanche de la moufle qu’il sera suffisamment allumé ; on placera la piece & sa taule percée sous la moufle, le plus avancées vers le fond qu’on pourra. On observera entre les charbons qui couvriront son entrée, ce qui s’y passera. Il ne faut pas manquer l’instant où la peinture se parfond, on le connoîtra à un poli qu’on verra prendre à la piece sur toute sa surface ; c’est alors qu’il faudra la retirer.

Cette manœuvre est très-critique ; elle tient l’artiste dans la plus grande inquiétude ; il n’ignore pas en quel état il a mis sa piece au feu, ni le tems qu’il a employé à la peindre : mais il ne sait point du-tout comment il l’en retirera, & s’il ne perdra pas en un moment le travail assidu de plusieurs semaines. C’est au feu, c’est sous la moufle que se manifestent toutes les mauvaises qualités du charbon, du métal, des couleurs & de l’émail ; les piquûres, les souflures, les fentes mêmes. Un coup de feu efface quelquefois la moitié de la peinture ; & de tout un tableau bien travaillé, bien accordé, bien fini, il ne reste sur le fond que des piés, des mains, des têtes, des membres épars & isolés ; le reste du travail s’est évanoüi : aussi ai-je oüi dire à des artistes que le tems de passer au feu, quelque court qu’il fût, étoit presque un tems de fievre qui les fatiguoit davantage & nuisoit plus à leur santé, que des jours entiers d’une occupation continue.

Outre les qualités mauvaises du charbon, des couleurs, de l’émail, du métal, auxquelles j’ai souvent oüi attribuer les accidens du feu ; on en accuse quelquefois encore la mauvaise température de l’air, & même l’haleine des personnes qui ont approché de la plaque pendant qu’on la peignoit.

Les artistes vigilans éloigneront d’eux ceux qui auront mangé de l’ail, & ceux qu’ils soupçonneront être dans les remedes mercuriels.

Il faut observer dans l’opération de passer au feu, deux choses importantes ; la premiere de tourner & de retourner sa piece afin qu’elle soit par-tout également échauffée : la seconde, de ne pas attendre à ce premier feu que la peinture ait pris un poli vif ; parce qu’on éteint d’autant plus facilement les couleurs que la couche en est plus legere, & que les couleurs