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fectionnera-t-il, lorsque les expériences d’un artiste ne s’ajoûteront point aux expériences d’un autre artiste, & que celui qui entrera dans la carriere sera obligé de tout inventer, & de perdre à chercher des couleurs, un tems précieux qu’il eût employé à peindre ?

On vit immédiatement après Pierre Chartier, plusieurs artistes se livrer à la peinture en émail. On fit des médailles : on exécuta un grand nombre de petits ouvrages : on peignit des portraits. Jean Petitot & Jacques Bordier en apporterent d’Angleterre de si parfaits & de si parfaitement coloriés, que deux bons peintres en mignature, Louis Hance & Louis de Guernier, tournerent leur talent de ce côté. Ce dernier se livra à la peinture en émail avec tant d’ardeur & d’opiniâtreté, qu’il l’eût sans doute portée au point de perfection qu’elle pouvoit atteindre, s’il eût vêcu davantage. Il découvrit cependant plusieurs teintes, qui rendirent ses carnations plus belles que ses prédécesseurs ne les avoient eues. Que sont devenues ces découvertes ?

Mais s’il est vrai, dans tous les Arts, que la distance du médiocre au bon est grande, & que celle du bon à l’excellent est presqu’infinie, ce sont des vérités singulierement frappantes dans la peinture en émail. Le degré de perfection le plus leger dans le travail, quelques lignes de plus ou de moins sur le diametre d’une piece, constituent au-delà d’une certaine grandeur des différences prodigieuses.

Pour peu qu’une piece soit grande, il est presque impossible de lui conserver cette égalité de superficie, qui permet seule de joüir également de la peinture de quelque côté que vous la regardiez. Les dangers du feu augmentent en raison des surfaces. M. Rouquet, dont je ne pense pas que qui que ce soit recuse le jugement dans cette matiere, prétend même, dans son ouvrage de l’état des Arts en Angleterre, que le projet d’exécuter de grands morceaux en émail, est une preuve décisive de l’ignorance de l’artiste ; que ce genre de peinture perd de son mérite, à proportion qu’on s’éloigne de certaines limites ; que l’artiste n’a plus au-delà de ces limites la même liberté dans l’exécution, & que le spectateur seroit plûtôt fatigué qu’amusé par les détails, quand même il arriveroit à l’artiste de réussir.

Jean Petitot né à Geneve en 1607, mourut à Vevay en 1691. Il se donna des peines incroyables pour perfectionner son talent. On dit qu’il dut ses belles couleurs à un habile chimiste avec lequel il travailla, mais on ne nomme point ce chimiste. Cependant c’est l’avis de M. Rouquet : Petitot, dit-il, n’eût jamais mis dans ses ouvrages cette manœuvre si fine & si séduisante, s’il avoit opéré avec les substances ordinaires. Quelques heureuses découvertes lui fournirent les moyens d’exécuter sans peine des choses surprenantes que, sans le secours de ces découvertes, les organes les plus parfaits, avec toute l’adresse imaginable, n’auroient jamais pû produire. Tels sont les cheveux que Petitot peignoit avec une légéreté dont les instrumens & les préparations ordinaires ne sont nullement capables. S’il est vrai que Petitot ait eu des moyens méchaniques qui se soient perdus, quel regret pour ceux qui sont nés avec un goût vif pour les Arts, & qui sentent tout le prix de la perfection !

Petitot copia plusieurs portraits d’après les plus grands maîtres : on les conserve précieusement. Vandeik se plut à le voir travailler, & ne dédaigna pas quelquefois de retoucher ses ouvrages.

Louis XIV. & sa cour employerent long-tems son pinceau. Il obtint une pension considérable & un logement aux galeries, qu’il occupa jusqu’à la révocation de l’édit de Nantes. Ce fut alors qu’il se retira dans sa patrie.

Bordier son beau-frere, auquel il s’étoit associé, peignoit les cheveux, les draperies, & les fonds ; Petitot se chargeoit toûjours des têtes & des mains.

Ils traiterent non-seulement le portrait, mais encore l’histoire. Ils vêcurent sans jalousie, & amasserent près d’un million qu’il partagerent sans procès.

On dit qu’il y a un très-beau morceau d’histoire de ces deux artistes dans la bibliotheque de Geneve.

M. Rouquet fait l’éloge d’un peintre Suédois appellé M. Zink. Ce peintre a travaillé en Angleterre. Il a fait un grand nombre de portraits, où l’on voit l’émail manié avec une extrème facilité, l’indocilité des matieres subjuguée, & les entraves que l’art de l’émail met au génie entierement brisées. Le peintre de Geneve dit de M. Zink ce qu’il a dit de Petitot, qu’il a possedé des manœuvres & des matieres qui lui étoient particulieres, & sans lesquelles ses ouvrages n’auroient jamais eu la liberté du pinceau, la fraîcheur, la vérité, l’empâtement qui leur donnent l’effet de la nature. Les mots par lesquels M. Rouquet finit l’éloge de M. Zink sont remarquables : « il est bien humiliant, dit M. Rouquet, pour la nature humaine, que les Génies ayent la jalousie d’être seuls ». M. Zink n’a point fait d’éleve.

Nous avons aujourd’hui quelques hommes habiles dans la peinture en émail ; tout le monde connoît les portraits de ce même M. Rouquet que nous venons de citer, ceux de M. Liotard, & les compositions de M. Durand. Je me fais honneur d’être l’ami de ce dernier, qui n’est pas moins estimable par l’honnêteté de ses mœurs & la modestie de son caractere, que par l’excellence de son talent. La postérité qui fera cas de ses ouvrages en émail, recherchera avec le plus grand empressement les morceaux qu’il a exécutés sur la nacre, & qui auront échappé à la barbarie de nos petits-maîtres. Mais je crains bien que la plûpart de ces bas-reliefs admirables, roulés brutalement sur des tables de marbre, qui égratignent & défigurent les plus belles têtes, les plus beaux contours, ne soient effacés & détruits, lorsque les amateurs en connoîtront la valeur, qui n’est pas ignorée aujourd’hui, sur-tout des premiers artistes. C’est en lui voyant travailler un très-beau morceau de peinture en émail, soit qu’on le considere par le sujet, ou par le dessein, ou par la composition, ou par l’expression, ou même par le coloris, que j’écrivois ce que je détaillerai de la peinture en émail, après que j’aurai fait connoître en peu de mots le morceau de peinture dont il s’agit.

C’est une plaque destinée à former le fond d’une tabatiere d’homme, d’une forme ronde, & d’une grandeur qui passe un peu l’ordinaire. On voit sur le devant un grand Amour de dix-huit ans ; droit, l’air triomphant & satisfait, appuyé sur son arc, & montrant du doigt Hercule qui apprend à filer d’Omphale : cet amour semble dire à celui qui le regarde ces deux vers :

Qui que tu sois, tu vois ton maître ;
Il l’est, le fut, ou le doit être.

ou

Quand tu serois Jupiter même,
Je te ferai filer aussi.


Hercule est renversé nonchalamment au pié d’Omphale, sur laquelle il attache les regards les plus tendres & les plus passionnés. Omphale est occupée à lui apprendre à faire tourner un fuseau dont elle tient l’extrémité entre ses doigts. La dignité de son visage, la finesse de son souris, je ne sais quels vestiges d’une passion mal célée qui s’échappe imperceptiblement de tous ses traits, sont autant de choses