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faire les derniers membres trop courts par rapport aux premiers ; à éviter également les périodes trop longues & les phrases trop courtes, ou, comme les appelle Cicéron, à demi écloses, le style qui fait perdre haleine, & celui qui force à chaque instant de la reprendre, & qui ressemble à une sorte de marqueterie ; à savoir entremêler les périodes soutenues & arrondies, avec d’autres qui le soient moins & qui servent comme de repos à l’oreille. Cicéron blâme avec raison Théopompe, pour avoir porté jusqu’à l’excès le soin minutieux d’éviter le concours des voyelles ; c’est à l’usage, dit ce grand orateur, à procurer seul cet avantage sans qu’on le cherche avec fatigue. L’orateur exercé apperçoit d’un coup d’œil la succession la plus harmonieuse des mots, comme un bon lecteur voit d’un coup d’œil les syllabes qui précedent & celles qui suivent.

Les anciens, dans leur prose, évitoient de laisser échapper des vers, parce que la mesure de leurs vers étoit extremement marquée ; le vers ïambe étoit le seul qu’ils s’y permissent quelquefois, parce que ce vers avoit plus de licences qu’aucun autre, & une mesure moins invariable : nos vers, si on leur ôte la rime, sont à quelques égards dans le cas des vers ïambes des anciens ; nous n’y avons attention qu’à la multitude des syllabes, & non à la prosodie ; douze syllabes longues ou douze syllabes breves, douze syllabes réelles & physiques ou douze syllabes de convention & d’usage, font également un de nos grands vers ; les vers françois sont donc moins choquans dans la prose françoise (quoiqu’ils ne doivent pas y être prodigués, ni même y être trop sensibles), que les vers latins ne l’étoient dans la prose latine. Il y a plus : on a remarqué que la prose la plus harmonieuse contient beaucoup de vers, qui étant de différente mesure, & sans rime, donnent à la prose un des agrémens de la poésie, sans lui en donner le caractere, la monotonie, & l’uniformité. La prose de Moliere est toute pleine de vers. En voici un exemple tiré de la premiere scene du Sicilien :


Chut, n’avancez pas davantage,
Et demeurez en cet endroit
Jusqu’à ce que je vous appelle.
Il fait noir comme dans un four,
Le ciel s’est habillé ce soir en scaramouche,
Et je ne vois pas une étoile
Qui montre le bout de son nez.
Sotte condition que celle d’un esclave !
De ne vivre jamais pour soi,
Et d’être toûjours tout entier
Aux passions d’un maître !
&c.

On peut remarquer en passant, que ce sont les vers de huit syllabes qui dominent dans ce morceau, & ce sont en effet ceux qui doivent le plus fréquemment se trouver dans une prose harmonieuse.

M. de la Motte, dans une des dissertations qu’il a écrites contre la Poésie, a mis en prose une des scenes de Racine sans y faire d’autre changement que de renverser les mots qui forment les vers : Arbate, on nous faisoit un rapport fidele. Rome triomphe en effet, & Mithridate est mort. Les Romains ont attaqué mon pere vers l’Euphrate, & trompé sa prudence ordinaire dans la nuit, &c. Il observe que cette prose nous paroît beaucoup moins agréable que les vers qui expriment la même chose dans les mêmes termes ; & il en conclut que le plaisir qui naît de la mesure des vers, est un plaisir de convention & de préjugé, puisqu’à l’exception de cette mesure, rien n’a disparu du morceau cité. M. de la Motte ne faisoit pas attention, qu’outre la mesure du vers, l’harmonie qui résulte de l’arrangement des mots avoit aussi disparu, & que si Racine eût voulu écrire ce morceau en prose, il l’auroit écrit autrement, & choisi des mots dont l’ar-

rangement auroit formé une harmonie plus agréable

à l’oreille.

L’harmonie souffre quelquefois de la justesse & de l’arrangement logique des mots, & réciproquement : c’est alors à l’orateur à concilier, s’il est possible, l’une avec l’autre, ou à décider lui-même jusqu’à quel point il peut sacrifier l’harmonie à la justesse. La seule regle générale qu’on puisse donner sur ce sujet, c’est qu’on ne doit ni trop souvent sacrifier l’une à l’autre, ni jamais violer l’une ou l’autre d’une maniere trop choquante. Le mépris de la justesse offensera la raison, & le mépris de l’harmonie blessera l’organe ; l’une est un juge sévere qui pardonne difficilement, & l’autre un juge orgueilleux qu’il faut ménager. La réunion de la justesse & de l’harmonie, portées l’une & l’autre au suprème degré, étoit peut-être le talent supérieur de Démosthene : ce sont vraissemblablement ces deux qualités qui dans les ouvrages de ce grand orateur, ont produit tant d’effet sur les Grecs, & même sur les Romains, tant que le grec a été une langue vivante & cultivée ; mais aujourd’hui quelque satisfaction que ses harangues nous procurent encore par le fond des choses, il faut avoüer, si on est de bonne foi, que la réputation de Démosthene est encore au-dessus du plaisir que nous fait sa lecture. L’intérêt vif que les Athéniens prenoient à l’objet de ces harangues, la déclamation sublime de Démosthene, sur laquelle il nous est resté le témoignage d’Eschine même son ennemi, enfin l’usage sans doute inimitable qu’il faisoit de sa langue pour la propriété des termes & pour le nombre oratoire, tout ce mérite est ou entierement ou presque entierement perdu pour nous. Les Athéniens, nation délicate & sensible, avoient raison d’écouter Démosthene comme un prodige ; notre admiration, si elle étoit égale à la leur, ne seroit qu’un enthousiasme déplacé. L’estime raisonnée d’un philosophe honore plus les grands écrivains, que toute la prévention des pédans.

Ce que nous appellons ici harmonie dans le discours, devroit s’appeller plus proprement mélodie : car mélodie en notre langue est une suite de sons qui se succedent agréablement ; & harmonie est le plaisir qui résulte du mêlange de plusieurs sons qu’on entend à la fois. Les anciens qui, selon les apparences, ne connoissoient point la Musique à plusieurs parties, du moins au même degré que nous, appelloient harmonia ce que nous appellons mélodie. En transportant ce mot au style, nous avons conservé l’idée qu’ils y attachoient ; & en le transportant à la Musique, nous lui en avons donné un autre. C’est ici une observation purement grammaticale, mais qui ne nous paroît pas inutile.

Cicéron, dans son traité intitulé Orator, fait consister une des principales qualités du style simple en ce que l’orateur s’y affranchit de la servitude du nombre, sa marche étant libre & sans contrainte, quoique sans écarts trop marqués. En effet, le plus ou le moins d’harmonie est peut-être ce qui distingue le plus réellement les différentes especes de style.

Mais quelque harmonie qui se fasse sentir dans le discours, rien n’est plus opposé à l’éloquence qu’un style diffus, traînant, & lâche. Le style de l’orateur doit être serré ; c’est par-là sur-tout qu’a excellé Démosthene. Or en quoi consiste le style serré ? A mettre, comme nous l’avons dit, chaque idée à sa véritable place, à ne point omettre d’idées intermédiaires trop difficiles à suppléer, à rendre enfin chaque idée par le terme propre : par ce moyen on évitera toute répétition & toute circonlocution, & le style aura le rare avantage d’être concis sans être fatiguant, & développé sans être lâche. Il arrive souvent qu’on est aussi obscur en fuyant la briéveté, qu’en la cherchant ; on perd sa route en voulant