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hommes de génie parcourent rapidement la carriere une fois ouverte, jusqu’à ce qu’ils arrivent à quelqu’obstacle insurmontable pour eux, qui ne peut être franchi qu’après des siecles de travail. En second lieu, la difficulté d’ajoûter aux découvertes, a dû naturellement produire le dessein de mettre en ordre les découvertes déjà faites ; car le caractere de l’esprit humain est d’amasser d’abord le plus de connoissances qu’il est possible, & de songer ensuite à les mettre en ordre, lorsqu’il n’est plus si facile d’en amasser. De-là sont nés les premiers traités en tout genre ; traités pour la plûpart imparfaits & informes. Cette imperfection venoit principalement de ce que ceux qui ont dressé ces premiers ouvrages, ont pû rarement se mettre à la place des inventeurs, dont ils n’avoient pas reçû le génie en recevant le fruit de leurs travaux. Les inventeurs seuls pouvoient traiter d’une maniere satisfaisante les sciences qu’ils avoient trouvées, parce qu’en revenant sur la marche de leur esprit, & en examinant de quelle maniere une proposition les avoit conduits à une autre, ils étoient seuls en état de voir la liaison des vérités, & d’en former par conséquent la chaîne. D’ailleurs, les principes philosophiques sur lesquels la découverte d’une science est appuyée, n’ont souvent une certaine netteté que dans l’esprit des inventeurs ; car soit par négligence, soit pour déguiser leurs découvertes, soit pour en faciliter aux autres le fruit, ils les couvrent d’un langage particulier, qui sert ou à leur donner un air de mystere, ou à en simplifier l’usage : or ce langage ne peut être mieux traduit que par ceux même qui l’ont inventé, ou qui du moins auroient pû l’inventer. Il est enfin des cas où les inventeurs mêmes n’auroient pû réduire en ordre convenable leurs connoissances ; c’est lorsqu’ayant été guidés moins par le raisonnement que par une espece d’instinct, ils sont hors d’état de pouvoir les transmettre aux autres. C’est encore lorsque le nombre des vérités se trouve assez grand pour être recueilli, & pour qu’il soit difficile d’y ajoûter, mais non assez complet pour former un corps & un ensemble.

Ce que nous venons de dire regarde les traités détaillés & complets ; mais il est évident que les mêmes réflexions s’appliquent aux traités élémentaires : car puisque les traités complets ne different des traités élémentaires bien faits, que par le détail des conséquences & des propositions particulieres omises dans les unes & énoncées dans les autres, il s’ensuit qu’un traité élémentaire & un traité complet, si on les suppose bien faits, seront ou explicitement ou implicitement renfermés l’un dans l’autre.

Il est donc évident par tout ce que nous venons de dire, qu’on ne doit entreprendre les élémens d’une science que quand les propositions qui la constituent ne seront point chacune isolées & indépendantes l’une de l’autre, mais quand on y pourra remarquer des propositions principales dont les autres seront des conséquences. Or comment distinguera-t-on ces propositions principales ? voici le moyen d’y parvenir. Si les propositions qui forment l’ensemble d’une science ne se suivent pas immédiatement les unes les autres, on remarquera les endroits où la chaîne est rompue, & les propositions qui forment la tête de chaque partie de la chaîne, sont celles qui doivent entrer dans les élémens. A l’égard des propositions mêmes qui forment une seule portion continue de la chaîne, on y en distinguera de deux especes ; celles qui ne sont que de simples conséquences, une simple traduction en d’autres termes de la proposition précédente, doivent être exclues des élémens, puisqu’elles y sont évidemment renfermées. Celles qui empruntent quelque chose, non-seulement de la proposition précédente, mais d’une autre

proposition primitive, sembleroient devoir être exclues par la même raison, puisqu’elles sont implicitement & exactement renfermées dans les propositions dont elles dérivent. Mais en s’attachant scrupuleusement à cette regle, non-seulement on réduiroit les élémens à presque rien, on en rendroit l’usage & l’application trop difficiles. Ainsi les conditions nécessaires pour qu’une proposition entre dans les élémens d’une science pris dans le premier sens, sont que ces propositions soient assez distinguées les unes des autres, pour qu’on ne puisse pas en former une chaîne immédiate ; que ces propositions soient elles-mêmes la source de plusieurs autres, qui n’en seront plus regardées que comme des conséquences ; & qu’enfin si quelqu’une des propositions est comprise dans les précédentes, elle n’y soit comprise qu’implicitement, ou de maniere qu’on ne puisse en appercevoir la dépendance que par un raisonnement développé.

N’oublions pas de dire qu’il faut insérer dans les élémens les propositions isolées, s’il en est quelqu’une qui ne tienne ni comme principe ni comme conséquence, à aucune autre ; car les élemens d’une science doivent contenir au moins le germe de toutes les vérités qui font l’objet de cette science : par conséquent l’omission d’une seule vérité isolée, rendroit les élémens imparfaits.

Mais ce qu’il faut sur-tout s’attacher à bien développer, c’est la métaphysique des propositions. Cette métaphysique, qui a guidé ou dû guider les inventeurs, n’est autre chose que l’exposition claire & précise des vérités générales & philosophiques sur lesquelles les principes de la science sont fondés. Plus cette métaphysique est simple, facile, & pour ainsi dire populaire, plus elle est précieuse ; on peut même dire que la simplicité & la facilité en sont la pierre de touche. Tout ce qui est vrai, sur-tout dans les sciences de pur raisonnement, a toûjours des principes clairs & sensibles, & par conséquent peut être mis à la portée de tout le monde sans aucune obscurité. En effet, comment les conséquences pourroient-elles être claires & certaines, si les principes étoient obscurs ? La vanité des auteurs & des lecteurs est cause que l’on s’écarte souvent de ces regles : les premiers sont flatés de pouvoir répandre un air de mystere & de sublimité sur leurs productions : les autres ne haïssent pas l’obscurité, pourvû qu’il en résulte une espece de merveilleux ; mais la vérité est simple, & veut être traitée comme elle est. Nous aurons occasion dans cet ouvrage d’appliquer souvent les regles que nous venons de donner, principalement dans ce qui regarde les lois de la Méchanique, la Géométrie qu’on nomme de l’infini, & plusieurs autres objets ; c’est pourquoi nous insistons pour le présent assez légerement là-dessus.

Pour nous borner ici à quelques regles générales, quels sont dans chaque science les principes d’où l’on doit partir ? des faits simples, bien vûs & bien avoüés ; en Physique l’observation de l’univers, en Géométrie les propriétés principales de l’étendue, en Méchanique l’impénétrabilité des corps, en Métaphysique & en Morale l’étude de notre ame & de ses affections, & ainsi des autres. Je prends ici la Métaphysique dans le sens le plus rigoureux qu’elle puisse avoir, en tant qu’elle est la science des êtres purement spirituels. Ce que j’en dis ici sera encore plus vrai, quand on la regardera dans un sens plus étendu, comme la science universelle qui contient les principes de toutes les autres ; car si chaque science n’a & ne peut avoir que l’observation pour vrais principes, la Métaphysique de chaque science ne peut consister que dans les conséquences générales qui résultent de l’observation, présentées sous le point de vûe le plus étendu qu’on puisse leur donner.