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maîtresse. Enfin tout ce qu’il exprime est conforme à la vérité, & l’harmonie de la versification y répand mille charmes.

Ovide est léger, agréable, abondant, plein d’esprit ; il surprend, il étonne par son incomparable facilité. Il répand les fleurs à pleines mains ; mais il ne sait peindre que les grotesques ; il préfere les agrémens, les traits, les saillies, au langage de la nature ; il néglige le sentiment pour faire briller une pensée ; il se montre toûjours plus spirituel que plein d’une véritable passion ; il s’égaye même lorsqu’il croit ne tracer que la peinture des sujets les plus sérieux. Envain il se représente exposé à périr par la tempête, dans le vaisseau qui le porte au lieu destiné pour son exil ; il compte les flots qui se succedent impétueusement les uns aux autres, & il a le sens froid de nommer le dixieme pour le plus grand.

Qui venit hic fluctus supereminet omnes
Posterior nono est, undecimoque prior.

Avec ce style poétique, il ne m’intéresse point en sa faveur ; je ne partage point ses dangers, parce que j’en apperçois toute la fiction. Quand il tenoit ce discours, il étoit déjà parmi les Sarmates, ou du moins dans le port. En un mot, Ovide est plus fardé, moins naturel que Tibulle & que Properce ; & quoique leur rival, il étoit déjà beaucoup moins goûté, moins admiré au tems de Quintilien.

Mais pour ce qui concerne la prééminence de mérite entre Tibulle & Properce, je n’ai garde de la décider ; c’est peut-être une affaire de tempérament. Ainsi sans rappeller au lecteur pour y parvenir, les grandes regles de la poésie, ces regles primitives qui s’étendent à tous les genres, & dont l’observation est toûjours indispensable, parce qu’elles ont leur fondement dans la nature ; sans alléguer une autorité respectable que les partisans de Tibulle nomment en leur faveur ; sans croire même qu’on puisse bien juger aujourd’hui de Tibulle & de Properce, en se donnant la peine de les comparer sur les mêmes sujets qu’ils ont traités l’un & l’autre ; j’entends les vices, le luxe, l’avarice de leur siècle, & les plaintes qu’ils font de leurs maîtresses, (Tibulle, liv. II. élég. jv. Properce, liv. III. élég. xij. &c.) je dis seulement que les gens de lettres resteront toûjours partagés dans leurs opinions, sur la préférence des deux poëtes, & qu’on ne résoudra jamais ce problème de goût & de sentiment. C’est pourquoi, loin de m’y arrêter davantage, je passe à la discussion un peu détaillée du caractere de l’élégie, & je vais tâcher néanmoins de n’ennuyer personne.

Il n’est point de genre de poésie qui n’ait son caractere particulier ; & cette diversité, que les anciens observerent si religieusement, est fondée sur la nature même des sujets imités par les poëtes. Plus leurs imitations sont vraies, mieux ils ont rendu les caracteres qu’ils avoient à exprimer. Chaque genre d’ouvrage a ses lois ; & ses lois lui sont tellement propres, qu’elles ne peuvent être appliquées à un autre genre. Ainsi l’églogue ne quitte pas ses chalumeaux pour entonner la trompette, & l’élégie n’emprunte point les sublimes accords de la lyre.

Ne croyons donc pas que pour faire des élégies, il suffise d’être passionné, & que l’amour seul en inspire de plus belles que l’étude jointe au talent sans l’amour. La passion toute seule ne produira jamais rien qui soit achevé : elle doit sans doute fournir les sentimens ; mais c’est à l’art de les mettre en œuvre, & d’y ajoûter les graces de l’expression. Le caractere de l’élégie n’admet point, à la vérité, la méthode géométrique, & la scrupuleuse exactitude représente mal les passions que peint l’élégie ; mais l’art lui devient nécessaire pour exprimer le desordre des pas-

sions, conformément à la nature, que les grands maîtres ont si bien connue.

C’est par-là que Tibulle est admirable : s’il se plaint (liv. I. élég. 3.) d’une maladie qui le retient dans une terre étrangere, & l’empêche de suivre Messala ; « il regrette bien-tôt le siecle d’or, cet heureux siecle où les maux qui depuis affligerent les hommes, étoient absolument ignorés ». Puis revenant à sa maladie, « il en demande à Jupiter la guérison ». Il décrit ensuite les champs élisées, où Venus elle-même doit le conduire, si la parque tranche le fil de ses jours » : enfin sentant renaître l’espérance dans son cœur, « il se flate que les dieux, toûjours propices aux amans, lui accorderont de revoir Délie, que son absence rend inconsolable ». Il semble que l’on penseroit, que l’on parleroit de cette maniere, si l’on étoit dans la situation que le poëte représente.

Rien n’est plus opposé au caractere de l’élégie que l’affectation, parce qu’elle s’accorde mal avec la douleur, avec la joie, avec la tendresse, avec les graces ; elle n’est propre qu’à tout gâter. L’élégie ne s’accommode point des pensées recherchées, ni dans le genre tendre & passionné de celles qui seroient seulement ingénieuses & brillantes ; elles pourroient faire honneur au poëte dans d’autres occasions, mais l’esprit n’est point à sa place où il ne faut que du sentiment. De plus, les pensées sont souvent fausses ; & bien qu’il soit toûjours indispensable de penser juste, le vrai du sentiment doit principalement régner dans l’élégie.

Les pensées sublimes, & les images pompeuses, n’appartiennent pas non plus au caractere de l’élégie ; elles sont réservées à l’ode ou à l’épopée. Ce n’est pas sur le ton pompeux que Marcellus, oüi Marcellus lui-même, fils d’Auguste par adoption, l’héritier de l’empire & les délices des Romains, est pleuré dans une des élégies de Properce, quoiqu’il paroisse que les images pompeuses convenoient bien au héros dont il s’agissoit, ou du moins auroient été très excusables dans cette occasion : cependant Properce n’a pas osé se les permettre ; il se contente de dire tout simplement : « Une mort prématurée nous a ravi Marcellus ; il ne lui a de rien servi d’avoir Octavie pour mere, & de réunir dans sa personne tant de vertus héroïques. Rien ne garantit de la commune loi, ni la force, ni la beauté, ni les richesses, ni les triomphes. De quelque rang que vous soyez, il faudra qu’un jour vous appaisiez le cerbere, & que vous passiez la barque de l’inexorable vieillard ». Liv. III. élég. 15.

Aussi quand ce même poëte invoquoit les manes de Philétas & de Callimaque, il ne leur demandoit pas où les Muses leur avoient inspiré des vers pompeux, mais en quel antre ils avoient trouvé l’un & l’autre la simplicité propre à l’élégie.

Les images funebres conviennent parfaitement au caractere de l’élégie triste ; de-là vient dans les anciens ce tour ingénieux, de ramener souvent l’idée de leur propre mort, & d’ordonner quelquefois la pompe de leurs funérailles ; ou bien encore de finir leurs élégies par des inscriptions sur les tombeaux. Tibulle a-t-il déclaré qu’il ne peut survivre à la perte de Néæra, qui lui avoit été promise, & qu’un rival lui avoit enlevée, il regle à l’instant l’ordre de ses funérailles : « Il veut, quand il ne sera plus qu’une ombre legere, que cette même Néæra, les cheveux épars, pleure devant son bûcher ; mais il veut qu’elle soit accompagnée de sa mere, & que toutes deux également affligées & vêtues de robes noires, elles recueillent ses cendres ; qu’elles les arrosent de vin & de lait ; qu’elles les renferment dans un tombeau de marbre, avec les plus riches parfums ; & que pénétrées de douleur, elles