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latine, car les Latins en prenant des Grecs les différentes formes de vers, les ont réduites à une sorte de correction qui approche presque de la stérilité & de la monotonie.

On ne peut s’empêcher en faisant ces réflexions sur le mérite des élégies greques, de ne pas regretter particulierement celles de Sapho, de Platon, de Mimnerme, de Simonide, de Philetas, de Callimaque, d’Hermésianax & de quelques autres dont les outrages du tems nous ont privés.

Il ne nous reste que deux seules pieces de toutes les poésies de Sapho, cette fille que la beauté de son génie fit surnommer la dixieme muse ; mais il est aisé de se persuader, & par l’hymne qu’elle adresse à Vénus, & par cette ode admirable où elle exprime d’une maniere si vive les fureurs de l’amour, combien ses élégies devoient être tendres, pathétiques & passionnées.

Je pense aussi que celles de Platon, si bien nommé l’Homere des philosophes, sont dignes de nos regrets ; j’en juge par le goût, les graces, les beautés, le style enchanteur de ses autres ouvrages, & mieux encore par les vers passionnés qu’il fit pour Agathon, & que M. de Fontenelle a traduits dans ses dialogues.

Lorsqu’Agathis pour un baiser de flâme
Consent à me payer des maux que j’ai sentis ;
Sur mes levres soudain je vois voler mon ame
Qui veut passer sur celles d’Agathis.

Mimnerme, dont Smyrne & Colophon se disputerent la naissance, déploya ses talens supérieurs dans ce genre de poésie. Etant vieux & déjà sur le retour, il devint éperdûment amoureux d’une joueuse de flûte appellée Nanno, & en éprouva les rigueurs. Ce fut pour fléchir cette maîtresse inhumaine, qu’il composa des élégies si tendres & si belles, qu’au rapport d’Athénée tout le monde se faisoit un plaisir de les chanter. Sa poésie a tant de douceur & d’harmonie, dans les fragmens qui nous restent de lui, qu’il n’est pas surprenant qu’on lui ait donné le surnom de Ligystade, & qu’Agathocle en fît ses délices. Sa réputation se répandit dans tout l’univers ; & ce qui couronne son éloge, est qu’Horace le préfere à Callimaque.

Simonide à qui l’île de Céos donna la naissance, dans la 75 olympiade, n’eut guere moins de succès que Mimnerme dans le genre élégiaque. Le caractere de sa muse étoit si plaintif, que les larmes de Simonide passerent en proverbe.

Philétas & Callimaque, car je ne les séparerai point, vêcurent tous deux à la cour de Ptolemée Philadelphe, dont Philétas fut précepteur, & Callimaque bibliothécaire. Les anciens qui font mention de ces deux poëtes, les joignent presque toûjours ensemble. Properce invoque à-la-fois leurs manes, & quand il a commencé par les loüanges de l’un, il finit ordinairement par les loüanges de l’autre. Quintilien même en parlant de l’élégie, ne les a pas séparés. Philétas publia plusieurs élégies qui lui acquirent une grande réputation, & dont l’aimable Battis ou Bittis fut l’objet. Elles lui mériterent une statue de bronze, où il étoit représenté chantant sous un plane, cette Bittis qu’il avoit tendrement aimée.

Pour Callimaque, on le regardoit au témoignage de Quintilien, comme le maître de l’élégie. Catulle se fit un honneur de traduire son poëme sur la chevelure de Bérénice, & de transporter quelquefois dans ses propres écrits, les pensées & les expressions du poëte grec ; & Properce malgré ses talens, n’ambitionnoit que le titre de Callimaque romain.

Hermésianax contemporain d’Epicure, est le dernier poëte grec dont le tems nous a ravi les élégies. Il parut dans la foule des amans de la fameuse Léon-

tium, & c’est à cette célebre courtisane qu’il les avoit adressées.

La poésie fut ignorée, ou peut-être méprisée des Romains jusqu’au tems que la Sicile passa sous leur domination. Alors Livius Andronicus, grec d’origine, sut leur inspirer avec l’amour du théatre, quelque goût pour un art si noble ; mais ce goût ne commença de se perfectionner qu’après que la Grece assujettie leur eut donné des modeles. Bientôt ils tenterent les mêmes routes ; & leur émulation étant de plus en plus excitée, ils réussirent enfin à le disputer presque en tous les genres, à ceux-mêmes qu’ils imitoient.

Parmi les hommes de goût qui contribuerent davantage aux progrès de leur poésie, on vit paroître successivement Tibulle, Properce & Ovide (car je laisse Gallus, Valgius, Passienus, dont le tems nous a envié les écrits) ; & ces trois poëtes, malgré la différence de leur caractere, ont fait admirer leur talent pour le genre élégiaque : mais Tibulle & Properce ont singulierement réuni tous les suffrages ; on ne se lasse point de les loüer.

Tibulle a conçu & parfaitement exprimé le caractere de l’élégie : ce desordre ingénieux qui est si conforme à la nature, il a su le jetter dans ses élégies ; on diroit qu’elles sont uniquement le fruit du sentiment. Rien de médité, rien de concerté, nul art, nulle étude en apparence. La nature seule de la passion est ce qu’il s’est proposé d’imiter, & qu’il a imité en en peignant les mouvemens & les effets, par les images les plus vives & les plus naturelles. Il désire, il craint ; il blâme, il approuve ; il loue, il condamne ; il déteste, il aime ; il s’irrite, il s’appaise ; il passe en un moment des prieres aux menaces, des menaces aux supplications. Rien dans ses élégies qui puisse faire voir de la fiction, ni ces termes ambitieux qui forment une espece de contraste & supposent nécessairement de l’affectation, ni ces allusions savantes qui décréditent le poëte, parce qu’elles font disparoître la nature & qu’elles détruisent la vraissemblance. Dans Tibulle tout respire la vérité.

Il est tendre, naturel, délicat, passionné, noble sans faste ; simple sans bassesse ; élégant sans artifice. Il sent tout ce qu’il dit, & le dit toûjours de la maniere dont il faut le dire, pour persuader qu’il le sent. Soit qu’il se représente dans un desert inhabité, mais que la présence de Sulpitie lui fait trouver aimable ; soit qu’il se peigne accablé d’ennui, & reglant, comme s’il devoit expirer de sa douleur, l’ordre & la pompe de ses funérailles, il touche, il saisit, il pénetre ; & quelque chose qu’il représente, il transporte son lecteur dans toutes les situations qu’il décrit.

Properce, exact, ingénieux, instruit, peut se parer avec raison du titre de Callimaque romain ; il le mérite par le tour de ses expressions, qu’il emprunte communément des Grecs, & par leur cadence qu’il s’est proposé d’imiter. Ses élégies sont l’ouvrage des graces mêmes ; & n’en pas sentir les beautés, c’est se déclarer ennemi des muses. Rien n’est au-dessus de son art, de son travail, de son savoir dans la fable ; peut-être quelquefois pourroit-on lui en faire un reproche ; mais ses images plaisent presque toûjours. Cynthie est-elle légerement assoupie ? telle fut ou la fille de Minos, lors qu’abandonnée par un amant perfide, elle s’endormit sur le rivage ; ou la fille de Céphée, quand délivrée d’un monstre as freux, elle fut contrainte de céder au sommeil qui vint la surprendre. Cynthie verse-t-elle des larmes ? jamais cette femme superbe qui fut transformée en rocher, Niobé, n’en répandit autant. Peint-il la simplicité des premiers âges ? ce sont des fleurs, des fruits, des raisins avec leurs pampres qu’il offre à sa