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faire des élégies tendres : elles sont au-dessous de lui. Mais celle qu’il a faite sur la disgrace de son protecteur, adressée aux nymphes de Vaux, est un chef d’œuvre de poésie, de sentiment, & d’éloquence. M. Fouquet du fond de sa prison inspiroit à la Fontaine des vers sublimes, tandis qu’il n’inspiroit pas même la pitié à ses amis ; leçon bien frappante pour les grands, & bien glorieuse pour les lettres.

Du reste, les plus beaux traits de cette élégie de la Fontaine sont aussi bien exprimés dans la premiere du troisieme livre des tristes, & n’y sont pas aussi touchans. Pourquoi ? parce qu’Ovide parle pour lui, & la Fontaine pour un autre. C’est encore un des priviléges de l’amour, de pouvoir être humble & suppliant sans bassesse : mais ce n’est qu’à lui qu’il appartient de flater la main qui le frappe. On peut être enfant aux genoux de Corine ; mais il faut être homme devant l’empereur. Article de M. Marmontel.

Réflexions sur la Poésie élégiaque.

A ce discours intéressant sur l’élégie, joignons-y plusieurs autres réflexions pour satisfaire completement la curiosité du lecteur.

Le mot élégie veut dire une plainte. L’élégie a commencé vraissemblablement par les plaintes ou lamentations, usitées aux funérailles dans tous les tems & chez tous les peuples de la terre ; & c’est à son origine que se rapportent les deux vers de Despréaux, cités à la tête de cet article.

Ces plaintes ou lamentations auxquelles on ajustoit la flûte, s’appelloient, ainsi que l’élégie, des airs tristes & lugubres. Il est naturel de présumer que ces plaintes furent d’abord sans ordre, sans liaison, sans étude : simples expressions de la douleur, qui ne laissoient pas de consoler les vivans en même tems qu’elles honoroient les morts. Comme elles étoient tendres & pathétiques, elles remuoient l’ame ; & par les mouvemens qu’elles lui imprimoient, elles la tenoient tellement occupée, qu’il ne lui restoit plus d’attention pour l’objet même, dont la perte l’affligeoit. De-là vient que l’on fit un art de ces plaintes, & qu’elles furent bien-tôt aussi liées & aussi suivies que le permettoit l’occasion qui les faisoit naître, ou plûtôt le sujet à l’occasion duquel elles étoient composées.

Mais qui est-ce qui a donné à ces plaintes l’art & la forme qu’elles ont dans Mimnerme, & dans ceux qui l’ont suivi ? C’est ce qu’on ignore & qu’on ignoroit même du tems d’Horace, & ce qui nous intéresse encore moins aujourd’hui. Il nous suffit de savoir que les Grecs dont les Latins ont suivi l’exemple, se déterminerent à composer leurs poésies plaintives, leurs élégies, en vers pentametres & hexametres entrelacés : de-là cette sorte de vers a pris le nom d’élégiaques.

Ensuite les poëtes qui avoient employé cette mesure pour soûpirer leurs peines, l’employerent pour chanter leurs plaisirs : de-là par la bisarrerie de l’usage, il est arrivé que toute œuvre poétique écrite en vers pentametres & hexametres, quel qu’en fût le sujet, gai ou triste, s’est nommé élégie ; ce mot ayant changé sa premiere acception, & ne signifiant plus qu’une piece écrite en vers pentametres & hexametres.

Il ne faut donc pas confondre élégie avec le vers élégiaque, ni par conséquent les poëtes élégiaques avec les poëtes élégiographes : qu’on me permette cette expression nouvelle, mais nécessaire.

On employa d’abord les vers élégiaques dans les occasions lugubres ; ensuite Callinus & Mimnerme écrivirent l’histoire de leur tems en ces mêmes vers. Les sages s’en servirent pour publier leurs lois ; Tirtée, pour chanter la valeur guerriere ; Butas, pour expliquer les cérémonies de la religion ; Callima-

que, pour célebrer les loüanges des dieux ; Eratosthene, pour traiter des questions de mathématique. Mais tout poëme qui employant le vers élégiaque, ne déplore point quelque malheur, ou ne peint ni la tristesse, ni la joie des amans, n’est point une élégie, dans le sens qu’on a généralement adopté pour ce mot : par conséquent les vers élégiaques des fastes d’Ovide & de ses amours ne sont point une élégie.

Cependant, il est certain qu’en grec & en latin le mêlange des vers hexametres & des vers pentametres est tellement affecté à l’élégie, & lui est tellement propre, que les grammairiens n’approuveroient pas qu’on appellât élégie, la plainte de Bion sur Adonis mort, ni celle que nous avons de Moschus sur la mort de Bion, par la seule raison que l’une & l’autre sont conçues en vers hexametres.

Le tems nous a ravi toutes les élégies des Grecs proprement dites ; il ne nous reste du moins en entier, que celle qu’Euripide a inserée dans son Andromaque (Acte I. scene iij.), comme nos poëtes ont inseré quelquefois des stances dans leurs tragédies. Ce morceau est une véritable élégie à tous égards, en tous sens, & l’on n’en connoît point de plus belle.

Andromaque dans le temple de Thétis, baignant de ses larmes la statue de la déesse qu’elle tient embrassée, fait en vers élégiaques & en dialecte dorique, une plainte très-touchante sur l’arrivée d’Helene à Troye, sur le sac de Troye, sur la mort d’Hector, sur son propre esclavage & sur la dureté d’Hermione. La piece qui ne contient que 14 vers, comprend tout ce qu’une profonde & vive douleur peut rassembler de plus affligeant dans l’esprit d’une princesse malheureuse ; car la grande affliction nous rappelle sous un seul point de vûe, tous nos différens déplaisirs.

« Oüi, (dit cette malheureuse princesse, en baignant de ses larmes la statue de Thétis, qu’elle tient embrassée) oüi, c’est une furie & non une épouse que Paris emmena dans Ilion en y amenant Helene ; c’est pour elle que la Grece arma mille vaisseaux ; c’est elle qui a perdu mon malheureux & cher époux, dont un ennemi barbare a traîné le corps pâle & défiguré autour de nos murailles. Et moi arrachée de mon palais, & conduite au rivage avec les tristes marques de la servitude ; combien ai-je versé de larmes, en abandonnant une ville encore fumante, & mon époux indignement laissé sur la poussiere ? Malheureuse, hélas, que je suis ! d’être obligée de survivre à tant de maux, & d’y survivre pour être l’esclave d’Hermone, de la cruelle Hermione qui me réduit à me consumer en pleurs, aux piés de la déesse que j’implore & que je tiens embrassée ».

Euripide auroit pû exprimer les mêmes choses en vers ïambes comme il le fait par-tout ailleurs ; il auroit pû employer le vers hexametre ; mais il a préferé l’élégiaque, parce que l’élégiaque étoit le plus propre pour rendre les sentimens douloureux.

Si nous n’y sentons pas aujourd’hui cette propriété, cela vient sans doute, de ce que la langue greque n’est plus vivante, & de ce que nous ne savons pas la maniere dont les Grecs prononçoient leurs vers ; cependant pour peu qu’on fasse de reflexion sur la forme de l’élégie greque, on reconnoîtra aisément combien le mêlange des vers, la variété des piés, la période commençant & finissant au gré du poëte, & à quelque mesure que ce soit, donnent de facilité à varier les vers, suivant les variations qui arrivent dans les grandes passions & spécialement dans les sentimens douloureux, & dans les accens plaintifs qui en sont l’expression.

Je dis l’élégie greque, à la différence de l’élégie