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gypte. Le platonisme & le pythagorisme sur-tout y laisserent des traces profondes ; ces doctrines porterent des nuances plus ou moins fortes sur celles du pays ; les nuances qu’elles affecterent d’en prendre, acheverent la confusion. Jupiter devint Osiris ; on prit Typhon pour Pluton. On ne vit plus de différence entre l’adès & l’amenthès. On fonda de part & d’autre l’identité sur les analogies les plus légeres. Les philosophes de la Grece ne consulterent là-dessus que leur sécurité & leurs succès ; les prêtres de l’Egypte, que leur intérêt & leur orgueil. La sagesse versatile de ceux-ci changea au gré des conjonctures. Maîtres des livres sacrés, seuls initiés à la connoissance des caracteres dans lesquels ils étoient écrits, séparés du reste des hommes & renfermés dans des séminaires dont la puissance des souverains faisoit à peine entr’ouvrir les portes, rien ne les compromettoit. Si l’autorité les contraignoit à admettre à la participation de leurs mysteres quelque esprit naturellement ennemi du mensonge & de la charlatannerie, ils le corrompoient & le déterminoient à seconder leurs vûes, ou ils le rebutoient par des devoirs pénibles & un genre de vie austere. Le néophite le plus zélé étoit forcé de se retirer ; & la doctrine ésotérique ne transpiroit jamais.

Tel étoit à peu-près l’état des choses en Egypte, lorsque cette contrée fut inondée de Grecs & de Barbares qui y entrerent à la suite d’Alexandre ; source nouvelle de révolutions dans la théologie & la philosophie égyptiennes. La philosophie orientale pénétra dans les sanctuaires d’Egypte, quelques siecles avant la naissance de Jesus-Christ. Les notions judaïques & cabalistiques s’y introduisirent sous les Ptolemées. Au milieu de cette guerre intestine & générale que la naissance du Christianisme suscita entre toutes les sectes de philosophes, l’ancienne doctrine égyptienne se défigura de plus en plus. Les hiérophantes devenus syncrétistes, chargerent leur théologie d’idées philosophiques, à l’imitation des philosophes qui remplissoient leur philosophie d’idées théologiques. On négligea les livres anciens. On écrivit le système nouveau en caracteres sacrés ; & bien-tôt ce système fut le seul dont les hiérophantes conserverent quelque connoissance. Ce fut dans ces circonstances que Sanchoniaton, Manethon, Asclépiade, Palefate, Cheremon, Hécatée, publierent leurs ouvrages. Ces auteurs écrivoient d’une chose que ni eux ni personne n’entendoient déja plus. Qu’on juge par-là de la certitude des conjectures de nos auteurs modernes, Kircher, Marsham, Witsius, qui n’ont travaillé que d’après des monumens mutilés & que sur les fragmens très-suspects des disciples des derniers hiérophantes.

Theut, qu’on appelle aussi Thoyt & Thoot, passe pour le premier fondateur de la sagesse égyptienne. On dit qu’il fut chef du conseil d’Osiris ; que ce prince lui communiqua ses vûes ; que Thoot imagina plusieurs arts utiles ; qu’il donna des noms à la plûpart des êtres de la nature ; qu’il apprit aux hommes à conserver la mémoire des faits par la voie du symbole ; qu’il publia des lois ; qu’il institua les cérémonies religieuses ; qu’il observa le cours des astres ; qu’il cultiva l’olivier ; qu’il inventa la lyre & l’art palestrique, & qu’en reconnoissance de ses travaux, les peuples de l’Egypte le placerent au rang des dieux, & donnerent son nom au premier mois de leur année.

Ce Theut fut un des Hermès de la Grece, & c’est au sentiment de Ciceron, le cinquieme Mercure des Latins. Mais à juger de l’antiquité de ce personnage par les découvertes qu’on lui attribue, Marsham a raison de prétendre que Ciceron s’est trompé.

L’Hermès fils d’Agathodemon & pere de Tat, ou le second Mercure, succede à Thoot dans les anna-

les historiques ou fabuleuses de l’Egypte. Celui-ci perfectionna la Théologie ; découvrit les premiers principes de l’arithmétique & de la géométrie ; sentit l’inconvénient des images symboliques ; leur substitua l’hyérogliphe ; & éleva des colonnes sur lesquelles il fit graver dans les nouveaux caracteres qu’il avoit inventés, les choses qu’il crut dignes de passer à la postérité ; ce fut ainsi qu’il se proposa de fixer l’inconstance de la tradition ; les peuples lui dresserent des autels & célebrerent des fêtes en son honneur.

L’Egypte fut desolée par des guerres intestines & étrangeres. Le Nil rompit ses digues ; il se fit des ouvertures qui submergerent une grande partie de la contrée. Les colonnes d’Agathodemon furent renversées ; les sciences & les arts se perdirent ; & l’Egypte étoit presque retombée dans sa premiere barbarie, lorsqu’un homme de génie s’avisa de recueillir les débris de la sagesse ancienne ; de rassembler les monumens dispersés ; de rechercher la clé des hyérogliphes, d’en augmenter le nombre & d’en confier l’intelligence & le dépôt à un college de prêtres. Cet homme fut le troisieme fondateur de la sagesse des Egyptiens. Les peuples le mirent aussi au nombre des dieux, & l’adorerent sous le nom d’Hermès Trismégiste.

Tel fut donc, selon toute apparence, l’enchaînement des choses. Le tems qui efface les défauts des grands hommes & qui releve leurs qualités, augmenta le respect que les Egyptiens portoient à la mémoire de leurs fondateurs, & ils en firent des dieux. Le premier de ces dieux inventa les arts de nécessité. Le second fixa les évenemens par des symboles. Le troisieme substitua au symbole l’hyérogliphe plus commode ; & s’il m’étoit permis de pousser la conjecture plus loin, je ferois entrevoir le motif qui détermina les Egyptiens à construire leurs pyramides ; & pour vanger ces peuples des reproches qu’on leur a faits, je représenterois ces masses énormes dont on a tant blâmé la vanité, la pesanteur, les dépenses & l’inutilité, comme les monumens destinés à la conservation des sciences, des arts & de toutes les connoissances utiles de la nation égyptienne.

En effet, lorsque les monumens du premier ou du second Mercure eurent été détruits, de quel côté se dûrent porter les vûes des hommes, pour se garantir de la barbarie dont on les avoit retirés, conserver les lumieres qu’ils acquéroient de jour en jour, prévenir les suites des révolutions fréquentes auxquelles ils étoient exposés dans ces tems reculés où tous les peuples sembloient se mouvoir sur la surface de la terre, & obvier aux évenemens destructeurs dont la nature de leur climat les menaçoit particulierement ? Fut-ce de chercher un autre moyen, ou de perfectionner celui qu’ils possédoient ? fut-ce d’assûrer de la durée à l’hyérogliphe, ou de passer de l’hyérogliphe à l’écriture ? mais l’intervalle de l’hyérogliphe à l’écriture est immense. La métaphysique qui rapprocheroit ces découvertes & qui les enchaîneroit l’une à l’autre, seroit mauvaise. La figure symbolique est une peinture de la chose. Il y a le même rapport entre la chose & l’hyérogliphe : mais l’écriture est une expression des voix. Ici le rapport change ; ce n’est plus un art inventé qu’on perfectionne, c’est un nouvel art qu’on invente, & un art qui a ce caractere particulier que l’invention en dut être totale & complete. C’est une observation de M. Duclos, de l’Académie françoise, qui me paroît avoir jetté sur cette matiere un coup d’œil plus philosophique qu’aucun de ceux qui l’ont précédé.

Le génie rare, capable de réduire à un nombre borné l’infinie variété des sons d’une langue, de leur donner des signes, de fixer pour lui-même la valeur de ces signes, & d’en rendre aux autres l’intelligen-