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qui regarde la poitrine, les poumons, le cœur, l’estomac, la circulation du sang, &c. non pour se conduire eux-mêmes quand ils seront malades, mais pour avoir sur ces points des lumieres toûjours utiles, & qui sont une partie essentielle de la connoissance de nous-mêmes. Il est vrai que la Nature ne nous conduit que par instinct sur ce qui regarde notre conservation ; & j’avoue qu’une personne infirme, qui connoîtroit autant qu’il est possible tous les ressorts de l’estomac, & le jeu de ces ressorts, n’en feroit pas pour cela une digestion meilleure que celle que feroit un ignorant qui auroit une complexion robuste, & qui joüiroit d’une bonne santé. Cependant les connoissances dont je parle sont très-utiles, non-seulement parce qu’elles satisfont l’esprit, mais parce qu’elles nous donnent lieu de prévenir par nous-mêmes bien des maux, & nous mettent en état d’entendre ce qu’on dit sur ce point.

Sans la santé, dit le sage Charron, la vie est à charge, & le mérite même s’évanoüit. Quel secours apportera la sagesse au plus grand homme, continue-t-il, s’il est frappé du haut-mal ou d’apoplexie ? La santé est un don de nature ; mais elle se conserve, poursuit-il, par sobriété, par exercice moderé, par éloignement de tristesse & de toute passion.

Le principal de ces conseils pour les jeunes gens, c’est la tempérance en tout genre : le vice contraire fait périr un plus grand nombre de personnes que le glaive, plus occidit gula quam gladius.

On commence communément par être prodigue de sa santé ; & quand dans la suite on s’avise de vouloir en devenir œconome, on sent à regret qu’on s’en est avisé trop tard.

L’habitude en tout genre a beaucoup de pouvoir sur nous ; mais on n’a pas d’idées bien précises sur cette matiere : tel est venu à bout de s’accoûtumer à un sommeil de quelques heures, pendant que tel autre n’a jamais pû se passer d’un sommeil plus long.

Je sais que parmi les sauvages, & même dans nos campagnes, il y a des enfans nés avec une si bonne santé, qu’ils traversent les rivieres à la nage, qu’ils endurent le froid, la faim, la soif, la privation du sommeil, & que lorsqu’ils tombent malades, la seule nature les guérit sans le secours des remedes : de-là on conclut qu’il faut s’abandonner à la sage prévoyance de la nature, & que l’on s’accoûtume à tout ; mais cette conclusion n’est pas juste, parce qu’elle est tirée d’un dénombrement imparfait. Ceux qui raisonnent ainsi, n’ont aucun égard au nombre infini d’enfans qui succombent à ces fatigues, & qui sont la victime du préjugé, que l’on peut s’accoûtumer à tout. D’ailleurs, n’est-il pas vraissemblable que ceux qui ont soûtenu pendant plusieurs années les fatigues & les rudes épreuves dont nous avons parlé, auroient vêcu bien plus long tems s’ils avoient pû se ménager davantage ?

En un mot, point de mollesse, rien d’efféminé dans la maniere d’élever les enfans ; mais ne croyons pas que tout soit également bon pour tous, ni que Mithridate se soit accoûtumé à un vrai poison. On ne s’accoûtume pas plus à un véritable poison, qu’à des coups de poignard. Le Czar Pierre voulut que ses matelots accoûtumassent leurs enfans à ne boire que de l’eau de la mer, ils moururent tous. La convenance & la disconvenance qu’il y a entre nos corps & les autres êtres, ne va qu’à un certain point ; & ce point, l’expérience particuliere de chacun de nous doit nous l’apprendre.

Il se fait en nous une dissipation continuelle d’esprits & de sucs nécessaires pour la conservation de la vie & de la santé ; ces esprits & ces sucs doivent donc être reparés ; or ils ne peuvent l’être que par des alimens analogues à la machine particuliere de chaque individu.

Il seroit à souhaiter que quelque habile physicien, qui joindroit l’expérience aux lumieres & à la réflexion, nous donnât un traité sur le pouvoir & sur les bornes de l’habitude.

J’ajoûterai encore un mot qui a rapport à cet article, c’est que la société qui s’intéresse avec raison à la conservation de ses citoyens, a établi de longues épreuves, avant que de permettre à quelque particulier d’exercer publiquement l’art de guérir. Cependant malgré ces sages précautions, le goût du merveilleux & le penchant qu’ont certaines personnes à s’écarter des regles communes, fait que lorsqu’ils tombent malades, ils aiment mieux se livrer à des particuliers sans caractere, qui conviennent eux-mêmes de leur ignorance, & qui n’ont de ressource que dans le mystere qu’ils font d’un prétendu secret, & dans l’imbécillité de leurs dupes. Voyez la lettre judicieuse de M. de Moncrif, au second tome de ses œuvres, pag. 141, au sujet des empyriques & des charlatans. Il seroit utile que les jeunes gens fussent éclairés de bonne heure sur ce point. Je conviens qu’il arrive quelquefois des inconvéniens en suivant les regles, mais où n’en arrive-t-il jamais ? Il n’en arrive que trop souvent, par exemple, dans la construction des édifices ; faut-il pour cela ne pas appeller d’architecte, & se livrer plûtôt à un simple manœuvre ?

II. Le second objet de l’éducation, c’est l’esprit qu’il s’agit d’éclairer, d’instruire, d’orner, & de regler. On peut adoucir l’esprit le plus féroce, dit Horace, pourvû qu’il ait la docilité de se prêter à l’instruction.

Nemo adeò ferus est ut non mitescere possit,
Si modò culturæ patientem commodet aurem.

Hor. I. ep. 1. v. 39.

La docilité, condition que le poëte demande dans le disciple, cette vertu, dis-je, si rare, suppose un fond heureux que la nature seule peut donner, mais avec lequel un maître habile mene son éleve bien loin. D’un autre côté, il faut que le maître ait le talent de cultiver les esprits, & qu’il ait l’art de rendre son éleve docile, sans que son éleve s’apperçoive qu’on travaille à le rendre tel, sans quoi le maître ne retirera aucun fruit de ses soins : il doit avoir l’esprit doux & liant, savoir saisir à propos le moment où la leçon produira son effet sans avoir l’air de leçon ; c’est pour cela que lorsqu’il s’agit de choisir un maître, on doit préférer au savant qui a l’esprit dur, celui qui a moins d’érudition, mais qui est liant & judicieux : l’érudition est un bien qu’on peut acquérir ; au lieu que la raison, l’esprit insinuant, & l’humeur douce, sont un présent de la nature. Docendi rectè sapere est principium & fons ; pour bien instruire, il faut d’abord un sens droit. Mais revenons à nos éleves.

Il faut convenir qu’il y a des caracteres d’esprit qui n’entrent jamais dans la pensée des autres ; ce sont des esprits durs & inflexibles, durâ cervice… & cordibus & auribus. Act. ap. c. vij. v. 51.

Il y en a de gauches, qui ne saisissent jamais ce qu’on leur dit dans le sens qui se présente naturellement, & que tous les autres entendent. D’ailleurs, il y a certains états où l’on ne peut se prêter à l’instruction ; tel est l’état de la passion, l’état de dérangement dans les organes du cerveau, l’état de la maladie, l’état d’un ancien préjugé, &c. Or quand il s’agit d’enseigner, on suppose toûjours dans les éleves cet esprit de souplesse & de liberté qui met le disciple en état d’entendre tout ce qui est à sa portée, & qui lui est présenté avec ordre & en suivant la génération & la dépendance naturelle des connoissances.

Les premieres années de l’enfance exigent, par