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qu’on devroit toûjours compter le premier, est celui des utilités que chacun retire de la confédération sociale, qui protege fortement les immenses possessions du riche, & laisse à peine un misérable joüir de la chaumiere qu’il a construite de ses mains. Tous les avantages de la société ne sont-ils pas pour les puissans & les riches ? tous les emplois lucratifs ne sont-ils pas remplis par eux seuls ? toutes les graces, toutes les exemptions ne leur sont-elles pas réservées ? & l’autorité publique n’est elle pas toute en leur faveur ? Qu’un homme de considération vole ses créanciers ou fasse d’autres friponneries, n’est-il pas toûjours sûr de l’impunité ? Les coups de bâton qu’il distribue, les violences qu’il commet, les meurtres mêmes & les assassinats dont il se rend coupable, ne sont-ce pas des affaires qu’on assoupit, & dont au bout de six mois il n’est plus question ? Que ce même homme soit vole, toute la police est aussitôt en mouvement, & malheur aux innocens qu’il soupçonne. Passe-t-il dans un lieu dangereux ? voilà les escortes en campagne : l’essieu de sa chaise vient-il à rompre ? tout vole à son secours : fait-on du bruit à sa porte ? il dit un mot, & tout se taît : la foule l’incommode-t-elle ? il fait un signe, & tout se range : un charretier se trouve-t-il sur son passage ? ses gens sont prêts à l’assommer ; & cinquante honnêtes piétons allant à leurs affaires seroient plûtôt écrasés, qu’un faquin oisif retardé dans son équipage. Tous ces égards ne lui coûtent pas un sou ; ils sont le droit de l’homme riche, & non le prix de la richesse. Que le tableau du pauvre est différent ! plus l’humanité lui doit, plus la société lui refuse : toutes les portes lui sont fermées, même quand il a droit de les faire ouvrir ; & si quelquefois il obtient justice, c’est avec plus de peine qu’un autre n’obtiendroit grace : s’il y a des corvées à faire, une milice à tirer, c’est à lui qu’on donne la préférence ; il porte toûjours, outre sa charge, celle dont son voisin plus riche a le crédit de se faire exempter : au moindre accident qui lui arrive, chacun s’éloigne de lui : si sa pauvre charrette renverse, loin d’être aidé par personne, je le tiens heureux s’il évite en passant les avanies des gens lestes d’un jeune duc : en un mot, toute assistance gratuite le fuit au besoin, précisément parce qu’il n’a pas de quoi la payer ; mais je le tiens pour un homme perdu, s’il a le malheur d’avoir l’ame honnête, une fille aimable, & un puissant voisin.

Une autre attention non moins importante à faire, c’est que les pertes des pauvres sont beaucoup moins réparables que celles du riche, & que la difficulté d’acquérir croît toûjours en raison du besoin. On ne fait rien avec rien ; cela est vrai dans les affaires comme en Physique : l’argent est la semence de l’argent, & la premiere pistole est quelquefois plus difficile à gagner que le second million. Il y a plus encore : c’est que tout ce que le pauvre paye, est à jamais perdu pour lui, & reste ou revient dans les mains du riche ; & comme c’est aux seuls hommes qui ont part au gouvernement, ou à ceux qui en approchent, que passe tôt ou tard le produit des impôts, ils ont, même en payant leur contingent, un intérêt sensible à les augmenter.

Résumons en quatre mots le pacte social des deux états. Vous avez besoin de moi, car je suis riche & vous êtes pauvre ; faisons donc un accord entre nous : je permettrai que vous ayez l’honneur de me servir, à condition que vous me donnerez le peu qui vous reste, pour la peine que je prendrai de vous commander.

Si l’on combine avec soin toutes ces choses, on trouvera que pour repartir les taxes d’une maniere équitable & vraiment proportionnelle, l’imposition n’en doit pas être faite seulement en raison des biens des contribuables, mais en raison composée de

la différence de leurs conditions & du superflu de leurs biens. Opération très-importante & très difficile que font tous les jours des multitudes de commis honnêtes gens & qui savent l’arithmétique, mais dont les Platons & les Montesquieux n’eussent osé se charger qu’en tremblant & en demandant au ciel des lumieres & de l’intégrité.

Un autre inconvénient de la taxe personnelle, c’est de se faire trop sentir & d’être levée avec trop de dureté, ce qui n’empêche pas qu’elle ne soit sujette à beaucoup de non-valeurs, parce qu’il est plus aisé de dérober au rôle & aux poursuites sa tête que ses possessions.

De toutes les autres impositions, le cens sur les terres ou la taille réelle a toûjours passé pour la plus avantageuse dans les pays où l’on a plus d’égard à la quantité du produit & à la sûreté du recouvrement, qu’à la moindre incommodité du peuple. On a même osé dire qu’il falloit charger le paysan pour éveiller sa paresse, & qu’il ne feroit rien s’il n’avoit rien à payer. Mais l’expérience dément chez tous les peuples du monde cette maxime ridicule : c’est en Hollande, en Angleterre où le cultivateur paye très-peu de chose, & sur-tout à la Chine où il ne paye rien, que la terre est le mieux cultivée. Au contraire, par-tout où le laboureur se voit chargé à proportion du produit de son champ, il le laisse en friche, ou n’en retire exactement que ce qu’il lui faut pour vivre. Car pour qui perd le fruit de sa peine, c’est gagner que ne rien faire ; & mettre le travail à l’amende, est un moyen fort singulier de bannir la paresse.

De la taxe sur les terres ou sur le blé, sur-tout quand elle est excessive, résultent deux inconvéniens si terribles, qu’ils doivent dépeupler & ruiner à la longue tous les pays où elle est établie.

Le premier vient du défaut de circulation des especes, car le commerce & l’industrie attirent dans les capitales tout l’argent de la campagne : & l’impôt détruisant la proportion qui pouvoit se trouver encote entre les besoins du laboureur & le prix de son blé, l’argent vient sans cesse & ne retourne jamais ; plus la ville est riche, plus le pays est misérable. Le produit des tailles passe des mains du prince ou du financier dans celles des artistes & des marchands ; & le cultivateur qui n’en reçoit jamais que la moindre partie, s’épuise enfin en payant toûjours également & recevant toûjours moins. Comment voudroit-on que pût vivre un homme qui n’auroit que des veines & point d’arteres, ou dont les arteres ne porteroient le sang qu’à quatre doigts du cœur ? Chardin dit qu’en Perse les droits du roi sur les denrées se payent aussi en denrées ; cet usage, qu’Herodote témoigne avoir autrefois été pratiqué dans le même pays jusqu’à Darius, peut prévenir le mal dont je viens de parler. Mais à moins qu’en Perse les intendans, directeurs, commis, & gardes-magazin ne soit une autre espece de gens que par-tout ailleurs, j’ai peine à croire qu’il arrive jusqu’au roi la moindre chose de tous ces produits, que les blés ne se gâtent pas dans tous les greniers, & que le feu ne consume pas la plûpart des magazins.

Le second inconvénient vient d’un avantage apparent, qui laisse aggraver les maux avant qu’on les apperçoive. C’est que le blé est une denrée que les impôts ne renchérissent point dans le pays qui la produit, & dont, malgré son absolue nécessité, la quantité diminue, sans que le prix en augmente ; ce qui fait que beaucoup de gens meurent de faim, quoique le blé continue d’être à bon-marché, & que le laboureur reste seul chargé de l’impôt qu’il n’a pu défalquer sur le prix de la vente. Il faut bien faire attention qu’on ne doit pas raisonner de la