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ge. Après cette solennité, qui rend ces fonds inaliénables, ils changent, pour ainsi dire, de nature, & leurs revenus deviennent tellement sacrés, que c’est non-seulement le plus infame de tous les vols, mais un crime de lèse-majesté, que d’en détourner la moindre chose au préjudice de leur destination. C’est un grand deshonneur pour Rome, que l’intégrité du questeur Caton y ait été un sujet de remarque, & qu’un empereur récompensant de quelques écus le talent d’un chanteur, ait eu besoin d’ajoûter que cet argent venoit du bien de sa famille, & non de celui de l’état. Mais s’il se trouve peu de Galba, où chercherons-nous des Catons ? & quand une fois le vice ne deshonorera plus, quels seront les chefs assez scrupuleux pour s’abstenir de toucher aux revenus publics abandonnés à leur discrétion, & pour ne pas s’en imposer bientôt à eux-mêmes, en affectant de confondre leurs vaines & scandaleuses dissipations avec la gloire de l’état, & les moyens d’étendre leur autorité, avec ceux d’augmenter sa puissance ? C’est sur-tout en cette délicate partie de l’administration, que la vertu est le seul instrument efficace, & que l’intégrité du magistrat est le seul frein capable de contenir son avarice. Les livres & tous les comptes des régisseurs servent moins à déceler leurs infidélités qu’à les couvrir ; & la prudence n’est jamais aussi prompte à imaginer de nouvelles précautions, que la friponnerie à les éluder. Laissez donc les registres & papiers, & remettez les finances en des mains fideles ; c’est le seul moyen qu’elles soient fidelement régies.

Quand une fois les fonds publics sont établis, les chefs de l’état en sont de droit les administrateurs ; car cette administration fait une partie du gouvernement, toûjours essentielle, quoique non toûjours également : son influence augmente à mesure que celle des autres ressorts diminue ; & l’on peut dire qu’un gouvernement est parvenu à son dernier degré de corruption, quand il n’a plus d’autre nerf que l’argent : or comme tout gouvernement tend sans cesse au relâchement, cette seule raison montre pourquoi nul état ne peut subsister si ses revenus n’augmentent sans cesse.

Le premier sentiment de la nécessité de cette augmentation, est aussi le premier signe du desordre intérieur de l’état ; & le sage administrateur, en songeant à trouver de l’argent pour pourvoir au besoin présent, ne négligé pas de rechercher la cause éloignée de ce nouveau besoin : comme un marin voyant l’eau gagner son vaisseau, n’oublie pas en faisant joüer les pompes, de faire aussi chercher & boucher la voie.

De cette regle découle la plus importante maxime de l’administration des finances, qui est de travailler avec beaucoup plus de soin à prévenir les besoins, qu’à augmenter les revenus ; de quelque diligence qu’on puisse user, le secours qui ne vient qu’après le mal, & plus lentement, laisse toûjours l’état en souffrance : tandis qu’on songe à remédier à un inconvénient, un autre se fait déjà sentir, & les ressources mêmes produisent de nouveaux inconvéniens ; desorte qu’à la fin la nation s’obere, le peuple est foulé, le gouvernement perd toute sa vigueur, & ne fait plus que peu de chose avec beaucoup d’argent. Je crois que de cette grande maxime bien établie, découloient les prodiges des gouvernemens anciens, qui faisoient plus avec leur parsimonie, que les nôtres avec tous leurs thrésors ; & c’est peut-être de-là qu’est dérivée l’acception vulgaire du mot d’économie, qui s’entend plûtôt du sage ménagement de ce qu’on a, que des moyens d’acquérir ce que l’on n’a pas.

Indépendamment du domaine public, qui rend à l’état à proportion de la probité de ceux qui le ré-

gissent, si l’on connoissoit assez toute la force de

l’administration générale, sur-tout quand elle se borne aux moyens légitimes, on seroit étonné des ressources qu’ont les chefs pour prévenir tous les besoins publics, sans toucher aux biens des particuliers. Comme ils sont les maîtres de tout le commerce de l’état, rien ne leur est si facile que de le diriger d’une maniere qui pourvoye à tout, souvent sans qu’ils paroissent s’en mêler. La distribution des denrées, de l’argent & des marchandises par de justes proportions, selon les tems & les lieux, est le vrai secret des finances, & la source de leurs richesses, pourvû que ceux qui les administrent sachent porter leurs vûes assez loin, & faire dans l’occasion une perte apparente & prochaine, pour avoir réellement des profits immenses dans un tems éloigné. Quand on voit un gouvernement payer des droits, loin d’en recevoir, pour la sortie des blés dans les années d’abondance, & pour leur introduction dans les années de disette, on a besoin d’avoir de tels faits sous les yeux pour les croire véritables, & on les mettroit au rang des romans, s’ils se fussent passés anciennement. Supposons que pour prévenir la disette dans les mauvaises années, on proposât d’établir des magasins publics, dans combien de pays l’entretien d’un établissement si utile ne serviroit-il pas de prétexte à de nouveaux impôts ? À Geneve ces greniers établis & entretenus par une sage administration, font la ressource publique dans les mauvaises années, & le principal revenu de l’état dans tous les tems ; Alit & ditat, c’est la belle & juste inscription qu’on lit sur la façade de l’édifice. Pour exposer ici le système économique d’un bon gouvernement, j’ai souvent tourné les yeux sur celui de cette république : heureux de trouver ainsi dans ma patrie l’exemple de la sagesse & du bonheur que je voudrois voir regner dans tous les pays.

Si l’on examine comment croissent les besoins d’un état, on trouvera que souvent cela arrive à-peu-près comme chez les particuliers, moins par une véritable nécessité, que par un accroissement de desirs inutiles, & que souvent on n’augmente la dépense que pour avoir un prétexte d’augmenter la recette ; desorte que l’état gagneroit quelquefois à se passer d’être riche, & que cette richesse apparente lui est au fond plus onéreuse que ne seroit la pauvreté même. On peut espérer, il est vrai, de tenir les peuples dans une dépendance plus étroite, en leur donnant d’une main ce qu’on leur a pris de l’autre, & ce fut la politique dont usa Joseph avec les Egyptiens ; mais ce vain sophisme est d’autant plus funeste à l’état, que l’argent ne rentre plus dans les mêmes mains dont il est sorti, & qu’avec de pareilles maximes on n’enrichit que des fainéans de la dépouille des hommes utiles.

Le goût des conquêtes est une des causes les plus sensibles & les plus dangereuses de cette augmentation. Ce goût, engendré souvent par une autre espece d’ambition que celle qu’il semble annoncer, n’est pas toûjours ce qu’il paroît être, & n’a pas tant pour véritable motif le desir apparent d’aggrandir la nation, que le desir caché d’augmenter au-dedans l’autorité des chefs, à l’aide de l’augmentation des troupes, & à la faveur de la diversion que font les objets de la guerre dans l’esprit des citoyens.

Ce qu’il y a du moins de très-certain, c’est que rien n’est si foulé ni si misérable que les peuples conquérans, & que leurs succès mêmes ne font qu’augmenter leurs miseres : quand l’histoire ne nous l’apprendroit pas, la raison suffiroit pour nous démontrer que plus un état est grand, & plus les dépenses y deviennent proportionnellement fortes & onéreuses ; car il faut que toutes les provinces fournissent