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ment assez exact pour satisfaire celui qui le porte, à plus forte raison pour satisfaire les autres. Les ouvrages de Peinture changent tous les jours, ils perdent l’accord que l’artiste y avoit mis ; enfin ils ont, comme tout ce qui existe, une espece de vie dont le tems est borné, & dans laquelle il faut distinguer un état d’enfance ; un état de perfection, du moins au degré où ils peuvent l’avoir, & un état de caducité : or ce n’est que dans le second de ces trois états qu’on peut les apprécier avec justice.

On dit pour l’ordinaire que l’école romaine s’est principalement attachée au dessein, l’école vénitienne au coloris, &c. On ne doit point entendre par-là que les peintres de ces écoles ayent eu le projet formé de préférer le dessein à la couleur, ou la couleur au dessein : ce seroit leur attribuer des vûes qu’ils n’eurent sans doute jamais. Il est vrai que par le résultat des ouvrages des différentes écoles, il s’est trouvé que certaines parties de la Peinture ont été plus en honneur dans certaines écoles que dans d’autres ; mais il seroit très-difficile de démêler & d’assigner les causes de ces différences : elles peuvent être physiques & très-cachées, elles peuvent être morales & non moins obscures.

Est-ce à ces causes physiques ou aux causes morales, ou à la réunion des unes & des autres, qu’on doit attribuer l’état de langueur où la Peinture & la Sculpture sont actuellement en Italie ? L’école de Peinture françoise est aujourd’hui, de l’aveu général, supérieure à toutes les autres. Sont-ce les récompenses, les occasions, l’encouragement & l’émulation, qui manquent aux Italiens ? car ce ne sont pas les grands modeles. Ne seroit-ce point plûtôt un caprice de la nature, qui, en fait de talens & de génie, se plaît, pour ainsi dire, à ouvrir de tems en tems des mines, qu’elle referme ensuite absolument pour plusieurs siecles ? Plusieurs des grands peintres d’Italie & de Flandres ont vécu & sont morts dans la misere : quelques-uns ont été persécutés, bien loin d’être encouragés. Mais la nature se joue de l’injustice de la fortune, & de celle des hommes ; elle produit des génies rares au milieu d’un peuple de barbares, comme elle fait naître les plantes précieuses parmi des Sauvages qui en ignorent la vertu.

On se plaint que notre école de Peinture commence à dégénérer sinon par le mérite, au moins par le nombre des bons artistes : notre école de Sculpture au contraire se soûtient ; peut-être même, par le nombre & le talent des artistes, est-elle supérieure à ce qu’elle a jamais été. Les Peintres prétendent, pour se justifier, que la Peinture est sans comparaison plus difficile que la Sculpture ; on juge bien que les Sculpteurs n’en conviennent pas, & je ne prétends point décider cette question : je me contenterai de demander si la Peinture avoit moins de difficultés lorsque nos peintres égaloient ou même surpassoient nos sculpteurs. Mais j’entrevois deux raisons de cette inégalité des deux écoles : la premiere est le goût ridicule & barbare de la nation pour les magots de porcelaine & les figures estropiées de la Chine. Comment avec un pareil goût aimera-t-on les sujets nobles, vastes & bien traités ? Aussi les grands ouvrages de Peinture se sont-ils aujourd’hui réfugiés dans nos églises, où même on trouve rarement les occasions de travailler en ce genre. Une seconde raison non moins réelle que la premiere, & qui mérite beaucoup plus d’attention, parce qu’elle peut s’appliquer aux Lettres comme aux Arts, c’est la vie différente que menent les Peintres & les Sculpteurs. L’ouvrage de ceux-ci demandant plus de tems, plus de soins, plus d’assiduité, les force à être moins répandus : ils sont donc moins sujets à se corrompre le goût par le commerce, les vûes & les conseils

d’une foule de prétendus connoisseurs, aussi ignorans que présomptueux. Ce seroit une question bien digne d’être proposée par une de nos académies, que d’examiner si le commerce des gens du monde a fait plus de bien que de tort aux gens de Lettres & aux artistes. Un de nos plus grands sculpteurs ne va jamais aux spectacles que nous appellons sérieux & nobles, de crainte que la maniere étrange dont les héros & les dieux y sont souvent habillés, ne dérange les idées vraies, majestueuses & simples qu’il s’est formées sur ce sujet. Il ne craint pas la même chose des spectacles de farce, où les habillemens grotesques ne laissent dans son ame aucune trace nuisible. C’est à-peu-près par la même raison que le P. Malebranche ne se délassoit qu’avec des jeux d’enfant. Or je dis que le commerce d’un grand nombre de faux juges est aussi dangereux à un artiste, que la fréquentation de nos grands spectacles le seroit à l’artiste dont on vient de parler. Notre école de Peinture se perdra totalement, si les amateurs qui ne sont qu’amateurs (& combien peu y en a-t-il qui soient autre chose ?) prétendent y donner le ton par leurs discours & par leurs écrits. Toutes leurs dissertations n’aboutiront qu’à faire de nos artistes de beaux esprits manqués & de mauvais peintres. Raphaël n’avoit guere lû d’écrits sur son art, encore moins de dissertations ; mais il étudia la nature & l’antique. Jules II. & Léon X. laissoient faire ce grand homme, & le récompensoient en souverains, sans le conseiller en imbécilles. Les François ont peut-être beaucoup plus & beaucoup mieux écrit que les Italiens sur la Peinture, les Italiens n’en sont pas moins leurs maîtres en ce genre. On peut se rappeller à cette occasion l’histoire de ces deux architectes qui se présenterent aux Athéniens pour exécuter un grand ouvrage que la république vouloit faire. L’un d’eux parla très-long-tems & très-disertement sur son art, & l’autre se contenta de dire après un long silence : ce qu’il a dit, je le ferai.

On auroit tort de conclure de ce que je viens d’avancer, que les Peintres, & en général les artistes, ne doivent point écrire sur leur art ; je suis persuadé au contraire qu’eux seuls en sont vraiment capables : mais il y a un tems pour faire des ouvrages de génie, & un tems pour en écrire : ce dernier tems est arrivé, quand le feu de l’imagination commence à être rallenti par l’âge ; c’est alors que l’expérience acquise par un long travail, a fourni une matiere abondante de réflexions, & l’on n’a rien de mieux à faire que de les mettre en ordre. Mais un peintre qui dans sa vigueur abandonne la palette & les pinceaux pour la plume, me paroît semblable à un poëte qui s’adonneroit à l’étude des langues orientales ; dès ce moment la nullité ou la médiocrité du talent de l’un & de l’autre est décidée. On ne songe guere à écrire sur la poétique, quand on est en état de faire l’Iliade.

La supériorité généralement reconnue, ce me semble, de l’école ancienne d’Italie sur l’école françoise ancienne & moderne, en fait de peinture, me fournit une autre réflexion que je crois devoir présenter à mes lecteurs. Si quelqu’un vouloit persuader que nos peintres effacent ceux de l’Italie, il pourroit raisonner en cette sorte : Raphaël & un grand nombre de dessinateurs italiens, ont manqué de coloris ; la plûpart des coloristes ont péché dans le dessein : Michel-Ange, Paul Veronese, & les plus grands maîtres de l’école italienne, ont mis dans leurs ouvrages des absurdités grossieres. Nos Peintres françois au contraire ont été sans comparaison plus raisonnables & plus sages dans leurs compositions. On ne voit point dans les tableaux de le Sueur, du Poussin, & de le Brun, des contre-sens & des anachronismes ridicules ; & dans les ouvrages de ces