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de nuit : l’habitude qu’il avoit prise de marquer ses ombres fortes, peut-avoir aussi contribué à celles qu’il a employées quelquefois hors de propos dans des sujets de jour.

Il a renouvellé les miracles qu’on raconte des peintres Grecs. Parmi les simples qu’il cultivoit, il mettoit des figures de serpens & d’animaux représentés avec tant d’art, qu’il étoit difficile de ne point s’y laisser abuser. Annibal Carrache lui-même étant venu chez le Bassan, fut tellement trompé par la représentation d’un livre que ce peintre avoit fait sur le mur, qu’il alla pour le prendre. Enfin personne peut-être ne l’a surpassé pour la vérité qu’il donnoit aux différens objets de ses tableaux, par leurs couleurs, leur fraîcheur & leur brillant.

Ses ouvrages en grand nombre, même ceux d’histoire, se sont répandus dans tous les cabinets de l’Europe ; tant est puissant le charme du coloris, qu’il nous fait aimer les tableaux historiques de ce peintre, nonobstant les fautes énormes, dont ils sont remplis contre l’ordonnance & le dessein, contre la vraissemblance poëtique & pittoresque.

Ses desseins sont pour la plûpart heurtés & indécis ; on en reconnoît l’auteur à ses figures rustiques, & à une maniere d’ajustement qui lui est propre.

Tintoret, (Jacques Robusti surnommé le) né à Venise en 1512, mort dans la même ville en 1594. On le nomma le Tintoret, parce qu’il étoit fils d’un teinturier ; mais ses parens lui virent tant de goût pour la peinture, qu’ils se prêterent à ses desseins ; alors il se proposa dans ses études de suivre Michel-Ange pour le dessein, & le Titien pour le coloris. En même tems, l’amour qu’il avoit pour sa profession, lui fit rechercher avec ardeur tout ce qui pouvoit le rendre habile. De tous les peintres vénitiens, il n’en est point dont le génie ait été si fécond & si facile, que celui du Tintoret. Il a rempli Venise de ses belles peintures ; & si parmi l’abondance de ses ouvrages, il y en a de médiocres & de strapassés, pour me servir d’un terme de l’art, il faut avouer qu’il s’en trouve aussi d’admirables, qui mettent avec raison le Tintoret au rang des plus célebres peintres d’Italie.

Veronèse, (Paul) son nom de famille est Caliari ; né à Vérone en 1532, il mourut en 1588, à Venise, où il a fait tant de belles choses, qu’on le met au rang des plus grands peintres de l’Europe.

Rival du Tintoret, chargé avec lui des grandes entreprises, il a toujours balancé la réputation de son collegue ; & s’il ne mettoit point tant de force dans ses ouvrages, il rendoit la nature avec plus d’éclat & de majesté. Il faisoit encore honneur à son art par la noblesse avec laquelle il l’exerçoit, par sa politesse, & par sa vie splendide : c’étoit dans les grandes machines que Paul Véronèse excelloit ; on remarque dans ses peintures une imagination féconde, vive & élevée, beaucoup de dignité dans ses airs de têtes, un coloris frais, & un bel accord dans ses couleurs locales ; il a donné à ses draperies un brillant, une variété & une magnificence qui lui sont particulieres ; la scène de ses tableaux est ornée des plus belles fabriques ; & l’apparat superbe de l’architecture qu’il y a introduit, donne de la grandeur à ses ouvrages.

Ceux qu’il a faits au palais de S. Marc ont immortalisé son nom. On estime surtout ses banquets, & ses pélerins d’Emmaüs : mais les noces de Cana représentées dans le réfectoire de S. Georges majeur du palais S. Marc, forment un des plus beaux morceaux qui soit au monde.

Ce grand maître a pourtant ses défauts ; il a peint quelquefois de pratique, ce qui fait que ses ouvrages ne sont pas tous de la même beauté : il peche souvent contre la convenance dans ses compo-

sitions ; on desireroit plus de choix dans ses attitudes,

plus de finesse dans ses expressions, plus de goût & de correction dans le dessein, & plus d’intelligence du clair-obscur, dont il paroît qu’il n’a jamais bien compris l’artifice.

La plûpart de ses desseins arrêtés à la plume & lavés au bistre, ou à l’encre de la chine, sont terminés. Ils font les délices des amateurs, pour la richesse de l’ordonnance, la beauté des caracteres de têtes, le grand goût des draperies, &c.

Le roi de France possede plusieurs tableaux de Paul Véronèse, entr’autres celui des pélerins d’Emmaüs, & le repas chez Simon le lépreux, que la république de Venise a envoyé en présent à Louis XIV.

Ce célebre artiste a eu un frere, (Bénoît) Caliari, & un fils nommé Charles, qui se sont attachés à la peinture, & comme ils ont suivi la maniere de Paul, on ne sauroit garantir que tous les ouvrages qu’on lui attribue, soient pour cela de sa main ; on en voit en effet plusieurs sous son nom, qui ne sont pas dignes de son génie, ni de son pinceau.

Palme le jeune, (Jacques) né à Venise en 1544, mort dans la même ville en 1628. Il fut disciple du Tintoret ; & sa réputation s’augmentant avec sa fortune, l’amour du gain lui fit expédier ses tableaux. On remarque dans ceux qu’il a travaillés avec soin, une touche hardie, de bonnes draperies, & un coloris agréable ; ses desseins sont recherchés ; sa plume est fine & légere.

Palme le vieux, (Jacques) né à Seniralta, territoire de Bergame, en 1548, mort à Venise en 1596, peintre inégal. Dans ses ouvrages terminés avec patience, les couleurs y sont admirablement fondues & unies ; mais on n’y trouve ni la correction, ni le bon goût de dessein ; cependant on voit à Venise quelques peintures de Palme le vieux qui sont très-estimées, entr’autres une tempête représentée dans la chambre de l’école de S. Marc, & la Sainte Barbe qui orne l’église de Sancta Maria Formosa. Art. de M. le Chevalier de Jaucourt.

L’auteur de cet article nous en avoit communiqué un beaucoup plus étendu, dont celui-ci n’est que l’extrait : la nature de notre ouvrage, & les bornes que nous sommes forcés de nous prescrire, ne nous ont pas permis de le donner en entier. L’Encyclopédie doit s’arrêter légerement sur les faits purement historiques, parce que ces sortes de faits ne sont point son objet essentiel & immédiat. Mais nous croyons qu’on nous permettra d’ajoûter à cet abrégé historique, quelques réflexions sur les écoles de Peinture, & en général sur le mot école, lorsqu’il s’applique aux beaux Arts.

Ecole, dans les beaux Arts, signifie proprement une classe d’artistes qui ont appris leur art d’un maître, soit en recevant ses leçons, soit en étudiant ses ouvrages, & qui en conséquence ont suivi plus ou moins la maniere de ce maître, soit à dessein de l’imiter, soit par l’habitude qui leur a fait adopter ses principes. Une habitude si ordinaire a des avantages sans doute, mais elle a peut-être encore de plus grands inconvéniens. Ces inconvéniens, pour ne parler ici que de la Peinture, se font principalement sentir dans la partie de la couleur, si j’en crois les habiles artistes & les connoisseurs vraiment éclairés. Selon eux, cette espece de convention tacite formée dans une école, pour rendre les effets de la lumiere par tels ou tels moyens, ne produit qu’un peuple servile d’imitateurs qui vont toûjours en dégénérant ; ce qu’on pourroit prouver aisément par les exemples.

Une seconde observation non moins importante, que je dois aux mêmes connoisseurs, c’est qu’il est très-dangereux de porter un jugement général sur les ouvrages sortis d’une école ; ce jugement est rare-