Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 5.djvu/303

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

çoit guere, la terre venoit à se couvrir de longues & épaisses ténebres, & que les travaux en tout genre fussent suspendus pendant quelques siecles.

D’où l’on voit qu’il y a deux sortes d’Eclectisme ; l’un expérimental, qui consiste à rassembler les vérités connues & les faits donnés, & à en augmenter le nombre par l’étude de la nature ; l’autre systématique, qui s’occupe à comparer entr’elles les vérités connues & à combiner les faits donnés, pour en tirer ou l’explication d’un phénomene, ou l’idée d’une expérience. L’Eclectisme expérimental est le partage des hommes laborieux, l’Eclectisme systématique est celui des hommes de génie ; celui qui les réunira, verra son nom placé entre les noms de Démocrite, d’Aristote & de Bacon.

Deux causes ont retardé les progrès de cet Eclectisme ; l’une nécessaire, inévitable, & fondée dans la nature des choses ; les autres accidentelles & conséquentes à des évenemens que le tems pouvoit ou ne pas amener, ou du moins amener dans des circonstances moins défavorables. Je me conforme dans cette distinction à la maniere commune d’envisager les choses, & je fais abstraction d’un système qui n’entraîneroit que trop facilement un homme qui réfléchit avec profondeur & précision, à croire que tous les évenemens dont je vais parler, sont également nécessaires. La premiere des causes du retardement de l’Eclectisme moderne, est la route que suit naturellement l’esprit humain dans ses progrès, & qui l’occupe invinciblement pendant des siecles entiers à des connoissances qui ont été & qui seront dans tous les tems antérieures à l’étude de la Philosophie. L’esprit humain a son enfance & sa virilité : plût au ciel qu’il n’eût pas aussi son déclin, sa vieillesse & sa caducité. L’érudition, la littérature, les langues, les antiquités, les beaux arts, sont les occupations de ses premieres années & de son adolescence ; la Philosophie ne peut être que l’occupation de sa virilité, & la consolation ou le chagrin de sa vieillesse : cela dépend de l’emploi du tems & du caractere ; or l’espece humaine a le sien ; & elle apperçoit très-bien dans son histoire générale les intervalles vuides, & ceux qui sont remplis de transactions qui l’honorent ou qui l’humilient. Quant aux causes du retardement de la Philosophie éclectique, dont nous formons une autre classe, il suffit d’en faire l’énumération. Ce sont les disputes de religion qui occupent tant de bons esprits ; l’intolérance de la superstition qui en persécute & décourage tant d’autres ; l’indigence qui jette un homme de génie du côté opposé à celui où la nature l’appelloit ; les récompenses mal placées qui l’indignent & lui font tomber la plume des mains ; l’indifférence du gouvernement qui dans son calcul politique fait entrer pour infiniment moins qu’il ne vaut, l’éclat que la nation reçoit des lettres & des arts d’agrément, & qui négligeant le progrès des arts utiles, ne sait pas sacrifier une somme aux tentatives d’un homme de génie qui meurt avec ses projets dans sa tête, sans qu’on puisse conjecturer si la nature réparera jamais cette perte : car dans toute la suite des individus de l’espece humaine qui ont existé & qui existeront, il est impossible qu’il y en ait deux qui se ressemblent parfaitement ; d’où il s’ensuit pour ceux qui savent raisonner, que toutes les fois qu’une découverte utile attachée à la différence spécifique qui distinguoit tel individu de tous les autres, & qui le constituoit tel, ou n’aura point été faite, ou n’aura point été publiée, elle ne se fera plus ; c’est autant de perdu pour le progrès des Sciences & des Arts, & pour le bonheur & la gloire de l’espece. J’invite ceux qui seront tentés de regarder cette considération comme trop subtile, d’interroger là-dessus quelques-uns de nos illustres contemporains ; je m’en rapporte à leur ju-

gement. Je les invite encore à jetter les yeux sur les

productions originales, tant anciennes que modernes, en quelque genre que ce soit, à méditer un moment sur ce que c’est que l’originalité, & à me dire s’il y a deux originaux qui se ressemblent, je ne dis pas exactement, mais à de petites différences près. J’ajoûterai enfin la protection mal placée, qui abandonne les hommes de la nation, ceux qui la représentent avec dignité parmi les nations subsistantes, ceux à qui elle devra son rang parmi les peuples à venir, ceux qu’elle révere dans son sein, & dont on s’entretient avec admiration dans les contrées éloignées, à des malheureux condamnés au personnage qu’ils font, ou par la nature qui les a produits médiocres & méchans ; ou par une dépravation de caractere qu’ils doivent à des circonstances telles que la mauvaise éducation, la mauvaise compagnie, la débauche, l’esprit d’intérêt, & la petitesse de certains hommes pusillanimes qui les redoutent, qui les flattent, qui les irritent peut-être, qui rougissent d’en être les protecteurs déclarés, mais que le public à qui rien n’échappe, finit par compter au nombre de leurs protégés. Il semble que l’on se conduise dans la république littéraire par la même politique cruelle qui régnoit dans les démocraties anciennes, où tout citoyen qui devenoit trop puissant, étoit exterminé. Cette comparaison est d’autant plus juste que, quant on eut sacrifié par l’ostracisme quelques honnêtes gens, cette loi commença à deshonorer ceux qu’elle épargnoit. J’écrivois ces réflexions, le 11 Février 1755, au retour des funérailles d’un de nos plus grands hommes, desolé de la perte que la nation & les lettres faisoient en sa personne, & profondément indigné des persécutions qu’il avoit essuyées. La vénération que je portois à sa mémoire, gravoit sur son tombeau ces mots que j’avois destinés quelque tems auparavant à servir d’inscription à son grand ouvrage de l’Esprit des lois : alto quæsivit cœlo lucem, ingemuitque repertâ. Puissent-ils passer à la postérité, & lui apprendre qu’allarmé du murmure d’ennemis qu’il redoutoit, & sensible à des injures périodiques, qu’il eût méprisées sans doute sans le sceau de l’Autorité dont elles lui paroissoient revêtues, la perte de la tranquillité, ce bien si précieux à tout homme, fut la triste récompense de l’honneur qu’il venoit de faire à la France, & du service important qu’il venoit de rendre à l’univers !

Jusqu’à présent on n’a guere appliqué l’Eclectisme qu’à des matieres de Philosophie ; mais il n’est pas difficile de prévoir à la fermentation des esprits, qu’il va devenir plus général. Je ne crois pas, peut-être même n’est-il pas à souhaiter, que ses premiers effets soient rapides ; parce que ceux qui sont versés dans la pratique des Arts ne sont pas assez raisonneurs, & que ceux qui ont l’habitude de raisonner, ne sont ni assez instruits, ni assez disposés à s’instruire de la partie méchanique. Si l’on met de la précipitation dans la réforme, il pourra facilement arriver qu’en voulant tout corriger, on gâtera tout. Le premier mouvement est de se porter aux extrèmes. J’invite les Philosophes à s’en méfier ; s’ils sont prudens, ils se résoudront à devenir disciples en beaucoup de genres, avant que de vouloir être maîtres ; ils hasarderont quelques conjectures, avant que de poser des principes. Qu’ils songent qu’ils ont affaire à des especes d’automates, auxquels il faut communiquer une impulsion d’autant plus menagée, que les plus estimables d’entre eux sont les moins capables d’y résister. Ne seroit-il pas raisonnable d’étudier d’abord les ressources de l’art, avant que de prétendre aggrandir ou resserrer ses limites ? c’est faute de cette initiation, qu’on ne sait ni admirer ni reprendre. Les faux amateurs corrompent les artistes ; les demi-connoisseurs les découragent : je parle des arts libéraux. Mais tan-