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C’est ici qu’il importe sur-tout de suivre une regle de critique, qui dans une infinité d’autres conjonctures conduiroit à la vérité plus sûrement qu’aucun témoignage ; c’est de laisser à l’écart ce que les auteurs ont écrit d’après leurs passions & leurs préjugés, & d’examiner d’après notre propre expérience ce qui est vraissemblable. Pour juger avec indulgence ou avec sévérité du goût effrené de Julien pour les cérémonies du Paganisme ou de la Théurgie, ce n’est point avec les yeux de notre siecle qu’il faut considérer ces objets ; mais il faut se transporter au tems de cet empereur, & au milieu d’une foule de grands hommes, tous entêtés de ces doctrines superstitieuses ; se sonder soi-même, & voir sans partialité dans le fond de son cœur, si l’on eût été plus sage que lui. On craignit de bonne heure qu’il n’abandonnât la Religion chrétienne ; mais l’on étoit bien éloigné de prévoir que la médiocrité de ses maîtres occasionneroit infailliblement son apostasie. En effet, lorsque l’exercice assidu de ses talens naturels l’eut mis au-dessus de ses instituteurs, la curiosité le porta dans les écoles des philosophes. Ses maîtres fatigués d’un disciple qui les embarrassoit, ne répondirent pas avec assez de scrupule à la confiance de Constance. Il fréquenta à Nicomédie ce Libanius avec lequel l’empereur avoit si expressément défendu qu’il ne s’entretînt, & qui se plaignoit si amerement d’une défense qui ne lui permettoit pas, disoit-il, de répandre un seul grain de bonne semence dans un terrein précieux dont on abandonnoit la culture à un misérable rhéteur, parce qu’il avoit le talent se petit & si commun de médire des dieux. Les disputes des Catholiques entr’eux & avec les Ariens, acheverent d’étouffer dans son cœur le peu de christianisme que les leçons de Libanius n’en avoient point arraché. Il vit le philosophe Maxime. On prétend que l’empereur n’ignora pas ces démarches inconsidérées ; mais que les qualités supérieures de Julien commençant à l’inquietter, il imagina, par un pressentiment qui n’étoit que trop juste, que pour la tranquillité de l’empire & pour la sienne propre, il valoit mieux que cet esprit ambitieux se tournât du côté des Lettres & de la Philosophie, que du côté du gouvernement & des affaires publiques. Julien embrassa l’Eclectisme. Comment se seroit-il garanti de l’enthousiasme avec un tempérament bilieux & mélancolique, un caractere impétueux & bouillant, & l’imagination la plus prompte & la plus ardente ? Comment auroit-il senti toutes les puérilités de la Theurgie & de la Divination, tandis que les sacrifices, les évocations, & tous les prestiges de ces especes de doctrines, ne cessoient de lui promettre la souveraineté ? Il est bien difficile de rejetter en doute les principes d’un art qui nous appelle à l’empire ; & ceux qui méditeront un peu profondément sur le caractere de Julien, sur celui de ses ennemis, sur les conjonctures dans lesquelles il se trouvoit, sur les hommes qui l’environnoient, seront peut-être plus étonnés de sa tolérance que de sa superstition. Malgré la fureur du Paganisme dont il étoit possédé, il ne répandit pas une goutte de sang chrétien ; & il seroit à couvert de tout reproche, si pour un prince qui commande à des hommes qui pensent autrement que lui en matiere de religion, c’étoit assez que de n’en faire mourir aucun. Les Chrétiens demandoient à Julien un entier exercice de leur religion, la liberté de leurs assemblées & de leurs écoles, la participation à tous les honneurs de la société, dont ils étoient des membres utiles & fideles ; & en cela ils avoient juste raison. Les Chrétiens n’exigeoient point de lui qu’il contraignît par la force les Payens à renoncer aux faux dieux, ils n’avoient garde de lui en accorder le droit : ils lui reprochoient au contraire, sinon la violence, du moins les voies indi-

rectes & sourdes dont il se servoit pour déterminer

les Chrétiens à renoncer à Jesus-Christ. Abandonnez à elle-même, lui disoient-ils, l’œuvre de Dieu : les lois de notre Eglise ne sont point les lois de l’empire, ni les lois de l’empire les lois de notre Eglise. Punissez-nous, s’il nous arrive jamais d’enfreindre celles-là ; mais n’imposez à nos consciences aucun joug. Mettez-vous à la place d’un de vos sujets payens, & supposez à votre place un prince chrétien : que penseriez-vous de lui, s’il employoit toutes les ressources de la politique pour vous attirer dans nos temples ? Vous en faites trop, si l’équité ne vous autorise pas ; vous n’en faites pas assez, si vous avez pour vous cette autorité. Quoi qu’il en soit, si Julien eût réfléchi sur ce qui lui étoit arrivé à lui-même, il eût été convaincu qu’au-lieu d’interdire l’étude aux Chrétiens, il n’avoit rien de mieux à faire que de leur ouvrir les écoles de l’Eclectisme : ils y auroient été infailliblement attirés par l’extrème conformité des principes de cette secte avec les dogmes du Christianisme ; mais il ne lui fut pas donné de tendre un piége si dangereux à la Religion. La Providence qui répandit cet esprit de ténebres sur son ennemi, ne protégea pas le Christianisme d’une maniere moins frappante, lorsqu’elle fit sortir des entrailles de la terre ces tourbillons de flammes qui dévorerent les Juifs qu’il employoit à creuser les fondemens de Jérusalem, dont il se proposoit de relever le temple & les murs. Julien trompé derechef dans la malice de ses projets, consomma la prophétie qu’il se proposoit de rendre mensongere, & l’endurcissement fut sa punition & celle de ses complices. Il persévera dans son apostasie ; les Juifs qu’il avoit rassemblés, se disperserent comme auparavant ; Ammien-Marcellin qui nous a transmis ce fait, n’abjura point le paganisme ; & Dieu voulut qu’un des miracles les plus grands & les plus certains qui se soient jamais faits, qui met en défaut la malheureuse dialectique des philosophes de nos jours, & qui remplit de trouble leurs ames incrédules, ne convertît personne dans le tems où il fut opéré. On raconte de cet empereur superstitieux, qu’assistant un jour à une évocation de démons, il fut tellement effrayé à leur apparition, qu’il fit le signe de la croix, & qu’aussi-tôt les démons s’évanoüirent. Je demanderois volontiers à un chrétien s’il croit ce fait, ou non : s’il le nie, je lui demanderai encore si c’est ou parce qu’il ne croit point aux démons, ou parce qu’il ne croit point à l’efficacité du signe de la croix, ou parce qu’il ne croit point à l’efficacité des évocations ; mais il croit aux démons, il ne peut être assez convaincu de l’efficacité du signe de la croix ; & pourquoi douteroit-il de l’efficacité des évocations, tandis que les livres saints lui en offrent plusieurs exemples ? Il ne peut donc se dispenser d’admettre le fait de Julien, & conséquemment la plûpart des prodiges de la Théurgie : & quelle raison auroit-il de nier ces prodiges ? J’avoue, pour moi, que je n’accuserois point un bon dialecticien bien instruit des faits, de trop présumer de ses forces, s’il s’engageoit avec le pere Balthus de démontrer à l’auteur des oracles, & à tous ceux qui pensent comme lui, qu’il faut ou donner dans un pyrrhonisme général sur tous les faits surnaturels, ou convenir de la vérité de plusieurs opérations théurgiques. Nous ne nous étendrons pas davantage sur l’histoire de Julien ; ce que nous pourrions ajoûter d’intéressant, seroit hors de notre objet. Julien mourut à l’âge de trente-trois ans. Il faut se souvenir en lisant son histoire, qu’une grande qualité naturelle prend le nom d’un grand vice ou d’une grande vertu, selon le bon ou le mauvais usage qu’on en a fait ; & qu’il n’appartient qu’aux hommes sans préjugés, sans intérêt & sans partialité, de prononcer sur ces objets importans.

Eunape fleurit au tems de Théodose ; disciple de