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presqu’aucun mérite à ces ornémens usés ; on y cherchera toûjours en vain l’ame & la vie. Quoi qu’il en soit, le Temple de Gnide étant une espece de poëme en prose, c’est à nos écrivains les plus célebres en ce genre à fixer le rang qu’il doit occuper : il mérite de pareils juges ; nous croyons du moins que les peintures de cet ouvrage soûtiendroient avec succès une des principales épreuves des descriptions poétiques, celle de les représenter sur la toile. Mais ce qu’on doit sur-tout remarquer dans le Temple de Gnide, c’est qu’Anacréon même y est toûjours observateur & philosophe. Dans le quatrieme chant, il paroît décrire les mœurs des Sibarites, & on s’apperçoit aisément que ces mœurs sont les nôtres. La Préface porte sur-tout l’empreinte de l’auteur des Lettres Persannes. En présentant le Temple de Gnide comme la traduction d’un Manuscrit grec, plaisanterie défigurée depuis par tant de mauvais copistes, il en prend occasion de peindre d’un trait de plume l’ineptie des critiques & le pédantisme des Traducteurs, & finit par ces paroles dignes d’être rapportées : « Si les gens graves desiroient de moi quelque ouvrage moins frivole, je suis en état de les satisfaire : il y a trente ans que je travaille à un livre de douze pages, qui doit contenir tout ce que nous savons sur la Métaphysique, la Politique, & la Morale, & tout ce que de très grands auteurs ont oublié dans les volumes qu’ils ont publiés sur ces matieres ».

Nous regardons comme une des plus honorables récompenses de notre travail l’intérêt particulier que M. de Montesquieu prenoit à ce Dictionnaire, dont toutes les ressources ont été jusqu’à présent dans le courage & l’émulation de ses Auteurs. Tous les gens de Lettres, selon lui, devoient s’empresser de concourir à l’exécution de cette entreprise utile ; il en a donné l’exemple avec M. de Voltaire, & plusieurs autres Ecrivains célebres. Peut-être les traverses que cet Ouvrage a essuyées, & qui lui rappelloient les siennes propres, l’intéressoient-elles en notre faveur. Peut-être étoit-il sensible, sans s’en appercevoir, à la justice que nous avions osé lui rendre dans le premier Volume de l’Encyclopédie, lorsque personne n’osoit encore élever sa voix pour le défendre. Il nous destinoit un article sur le Goût, qui a été trouvé imparfait dans ses papiers ; nous le donnerons en cet état au Public, & nous le traiterons avec le même respect que l’antiquité témoigna autrefois pour les dernieres paroles de Séneque. La mort l’a empêché d’étendre plus loin ses bienfaits à notre égard ; & en joignant nos propres regrets à ceux de l’Europe entiere, nous pourrions écrire sur son tombeau :


Finis vitæ ejus nobis luctuosus, Patriæ tristis, extraneis etiam ignotisque non sine curâ fuit.
Tacit. in Agricol. c. 43.