Il étoit sensible à la gloire, mais il ne vouloit y parvenir qu’en la méritant ; jamais il n’a cherché à augmenter la sienne par ces manœuvres sourdes, par ces voies obscures & honteuses, qui deshonorent la personne sans ajoûter au nom de l’auteur.
Digne de toutes les distinctions & de toutes les récompenses, il ne demandoit rien, & ne s’étonnoit point d’être oublié ; mais il a osé, même dans des circonstances délicates, protéger à la Cour des hommes de Lettres persécutés, célebres & malheureux, & leur a obtenu des graces.
Quoiqu’il vecût avec les grands, soit par nécessité, soit par convenance, soit par goût, leur société n’étoit pas nécessaire à son bonheur. Il fuyoit dès qu’il le pouvoit à sa Terre ; il y retrouvoit avec joie sa Philosophie, ses Livres, & le repos. Entouré de gens de la campagne dans ses heures de loisir, après avoir étudié l’homme dans le commerce du monde & dans l’histoire des Nations, il l’étudioit encore dans ces ames simples que la Nature seule a instruites, & il y trouvoit à apprendre ; il conversoit gaiement avec eux, il leur cherchoit de l’esprit comme Socrate ; il paroissoit se plaire autant dans leur entretien que dans les sociétés les plus brillantes, sur-tout quand il terminoit leurs différends & soulageoit leurs peines par ses bienfaits.
Rien n’honore plus sa mémoire que l’économie avec laquelle il vivoit, & qu’on a osé trouver excessive dans un monde avare & fastueux, peu fait pour en pénétrer les motifs, & encore moins pour les sentir. Bienfaisant, & par conséquent juste, M. de Montesquieu ne vouloit rien prendre sur sa famille, ni des secours qu’il donnoit aux malheureux, ni des dépenses considérables auxquels ses longs voyages, la foiblesse de sa vûe & l’impression de ses ouvrages l’avoient obligé. Il a transmis à ses enfans, sans diminution ni augmentation, l’héritage qu’il avoit reçu de ses peres ; il n’y a rien ajouté que la gloire de son nom & l’exemple de sa vie.
Il avoit épousé en 1715 Demoiselle Jeanne de Lartigue, fille de Pierre de Lartigue, Lieutenant-Colonel au Régiment de Maulévrier ; il en a eu deux filles & un fils, qui par son caractere, ses mœurs & ses ouvrages s’est montré digne d’un tel pere.
Ceux qui aiment la vérité & la patrie ne seront pas fâchés de trouver ici quelques-unes de ses maximes : il pensoit,
Que chaque portion de l’Etat doit être également soûmise aux lois ; mais que les privileges de chaque portion de l’Etat doivent être respectés, lorsque leurs effets n’ont rien de contraire au droit naturel, qui oblige tous les citoyens à concourir également au bien public ; que la possession ancienne étoit en ce genre le premier des titres & le plus inviolable des droits, qu’il étoit toûjours injuste & quelquefois dangereux de vouloir ébranler ;
Que les Magistrats, dans quelque circonstance & pour quelque grand intérêt de Corps que ce puisse être, ne doivent jamais être que Magistrats, sans parti & sans passion comme les lois, qui absolvent & punissent sans aimer ni haïr.
Il disoit enfin, à l’occasion des disputes Ecclésiastiques qui ont tant occupé les Empereurs & les Chrétiens Grecs, que les querelles Théologiques, lorsqu’elles cessent d’être renfermées dans les Ecoles, deshonorent infailliblement une Nation aux yeux des autres : en effet, le mépris même des sages pour ces querelles ne la justifie pas ; parce que les sages faisant par-tout le moins de bruit & le plus petit nombre, ce n’est jamais sur eux qu’une Nation est jugée.
L’importance des ouvrages dont nous avons eu à parler dans cet Eloge, nous en a fait passer sous silence de moins considérables, qui servoient à l’auteur comme de délassement, & qui auroient suffi pour l’éloge d’un autre ; le plus remarquable est le Temple de Gnide, qui suivit d’assez près les Lettres Persannes. M. de Montesquieu, après avoir été dans celles-ci Horace, Théophraste, & Lucien, fut Ovide & Anacréon dans ce nouvel essai : ce n’est plus l’amour despotique de l’Orient qu’il se propose de peindre, c’est la délicatesse & la naïveté de l’amour pastoral, tel qu’il est dans une ame neuve que le commerce des hommes n’a point encore corrompue. L’Auteur craignant peut-être qu’un tableau si étranger à nos mœurs ne parût trop languissant & trop uniforme, a cherché à l’animer par les peintures les plus riantes ; il transporte le lecteur dans des lieux enchantés, dont, à la vérité, le spectacle intéresse peu l’Amant heureux, mais dont la description flate encore l’imagination quand les desirs sont satisfaits. Emporté par son sujet, il a répandu dans sa prose ce style animé, figuré, & poétique, dont le roman de Télémaque a fourni parmi nous le premier modele. Nous ignorons pourquoi quelques censeurs du Temple de Gnide ont dit à cette occasion, qu’il auroit eu besoin d’être en vers. Le style poétique, si on entend, comme on le doit, par ce mot, un style plein de chaleur & d’images, n’a pas besoin, pour être agréable, de la marche uniforme & cadencée de la versification ; mais si on ne fait consister ce style que dans une diction chargée d’épithetes oisives, dans les peintures froides & triviales des aîles & du carquois de l’Amour, & de semblables objets, la versification n’ajoûtera