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soin d’argent, & qu’il lui soit dû beaucoup d’arrérages, la facilité de payer ces arrérages avec moins de poids & de titre, en accélérera la rentrée : cela ne souffre aucun doute ; mais il suffisoit de diminuer tant pour livre à ceux qui auroient payé leurs arrérages dans un certain terme, & dans la proportion qu’on se résoudroit à perdre, en cas d’augmentation de l’espece. Ceux qui n’auroient pas d’argent en trouveroient facilement, en partageant le bénéfice de la remise ; au lieu qu’en augmentant les especes, il n’en vient pas à ceux qui en manquent. Tout seroit resté dans son ordre naturel ; le peuple eût été soulagé, & le prince secouru d’argent.

Si le prince a des fonds dans son thrésor, & qu’il veuille rembourser des fournisseurs avec une moindre valeur, il se trompe lui-même par deux raisons.

1°. Le crédit accordé par les fournisseurs est usuraire, en raison des risques qu’ils courent : c’est une vérité d’expérience de tous les tems, de tous les pays.

2°. Ces fournisseurs doivent eux-mêmes ; recevant moins, ils rembourseront moins : & à qui ? à des ouvriers, à des artistes, aux propriétaires des fruits de la terre.

La dépense étant augmentée, combien de familles privées de leur aisance ? quel vuide dans la circulation, dans le payement des impôts, qui n’en sont que le fruit !

Si c’est pour diminuer les rentes sur l’état, c’est encore perdre, puisque les nouveaux emprunts se feront à des conditions plus dures ; l’intérêt de l’argent haussant pour le prince, il devient plus rare dans le Commerce : la circulation s’affoiblit, & sans circulation, point d’aisance chez le peuple. Si cependant on se résout à perdre la confiance & à faire une grande injustice, il est encore moins dangereux de diminuer l’intérêt des rentes dûes par l’état, que de hausser l’espece : la confusion seroit moins générale ; la défiance n’agiroit qu’entre l’état & ses créanciers, sans s’étendre aux engagemens particuliers : mais ni l’un ni l’autre n’est utile.

Conclusion : en supposant le prix des denrées haussé en proportion de l’argent, il en naît beaucoup de desordres ; pas un seul avantage réel pour le roi, ni pour le peuple.

Seconde supposition. Le prix des denrées hausse dans une plus grande proportion que le numéraire.

Le mal sera évidemment le même que dans la premiere hypothese, excepté que les rentiers seront plus malheureux, & consommeront encore moins. Mais celle-ci a de plus un inconvénient extérieur ; car le superflu renchérissant, il n’est pas sûr que les étrangers continuent de l’acheter : du moins est-il constant qu’il arrivera quelque révolution dans le Commerce. Or ces révolutions font dans un état commerçant, le même effet que chez les Négocians ; elles l’enrichissent ou l’appauvrissent. Il s’en présente assez de naturelles, sans les provoquer & multiplier ses risques. Il est même un préjugé bien fondé, pour croire que le commerce étranger diminuera : car l’argent se soûtiendra cher, en raison des motifs de défiance qui sont dans l’état ; & les denrées augmentant encore par elles-mêmes, il est évident que l’état aura un desavantage considérable dans la concurrence des autres peuples.

Avant de passer à la troisieme supposition, il faut remarquer que l’expérience a prouvé que celle-ci est l’effet véritable des augmentations des monnoies, non pas tout-d’un-coup, mais successivement. Les denrées haussant continuellement, les dépenses de l’état augmentent, & par la même raison le numéraire des impôts. Le peuple, dont la recette est ordinairement bornée au simple nécessaire, quel que soit le numéraire, n’est pas plus riche dans un cas

que dans l’autre : il n’a jamais de remboursemens à faire ; & s’il vient à payer plus de numéraire à l’état, en proportion de celui qu’il reçoit, il est réellement plus pauvre.

Les observations de M. l’abbé de Saint-Pierre, & les comparaisons que fait M. Dutot, des revenus de plusieurs de nos rois, ne laissent aucun doute sur cette vérité, que les denrées haussent successivement dans une plus haute proportion que la monnoie : cependant examinons la troisieme supposition, & voyons les effets qui résultent de son passage.

Troisieme supposition. Le prix des denrées n’augmente pas proportionnellement avec l’argent.

C’est la plus favorable au système de M. Melon. Considérons quelle aisance le peuple & l’état en retirent ; &, ce qui est plus important, combien en durent les effets. Supposons la journée des ouvriers 20 sous ; la dépense nécessaire à la subsistance, 15 sous : ce seront 5 sous pour le superflu.

Supposons l’augmentation numéraire de moitié, & l’augmentation du prix des denrées d’un quart ; la journée montera à 25 sous, qui ne vaudront intrinséquement que 16 sous 8 den. sur l’ancien pié. La dépense nécessaire sera de 18 sous 9 den. il restera pour le superflu 6 sous 3 d. Mais comme les denrées ont augmenté d’un quart, l’ouvrier n’achetera pas plus de choses qu’avec les 5 s. qu’il avoit coûtume de recevoir.

Ainsi de ce côté l’ouvrier ou le peuple ne gagne point d’aisance : la circulation ne gagne rien.

Examinons la position du commerce étranger.

Supposons son ancienne valeur de 48 ; les denrées ayant augmenté d’un quart, la nouvelle valeur sera 60.

Il n’est point de nation qui ne reçoive des denrées des peuples auxquels elle vend : c’est l’excédent des exportations sur les importations, qui lui procure de nouvel argent. Évaluons les échanges en nature aux trois quarts de l’ancienne valeur, c’est-à-dire à 36, le profit de la balance eût été 12. Il est évident que l’étranger paye ses achats sur le pié établi dans le pays du vendeur ; mais qu’il se fait payer ses ventes sur le pié établi chez lui, c’est-à-dire en poids & en titre.

Cela posé, on achetera de l’étranger 54 ce qu’on payoit 36. Les ventes seront 60 : la balance restera

Elle étoit de 12 auparavant ; par conséquent la circulation perd 6, & ces 6 n’équivaudront intrinséquement qu’à 4 sur l’ancien pié.

Par la même raison, tout ce que l’étranger devra au moment du surhaussement, sera payé la moitié moins ; & ce qui leur sera dû, coûtera la moitié de numéraire en-sus. Cette double perte pour les Négocians en ruinera un grand nombre au profit des étrangers ; les faillites rendront l’argent rare & cher : enfin l’état aura perdu tout ce que l’étranger aura payé de moins. Ces objets seuls sont de la plus grande importance ; car si l’état ajoûte l’incertitude des propriétés aux risques naturels du Commerce, personne ne sera tenté d’y faire circuler ses capitaux ; le crédit des Négocians sera foible, l’usure s’en prévaudra : jamais les intérêts ne baisseront, & jamais l’état ne joüira de tous les avantages qu’il a pour commercer.

On objectera sans doute que les prix étant diminués d’un quart, les étrangers acheteront un quart de plus de denrées.

Si cela arrive, il est évident que l’industrie sera animée par cette nouvelle demande ; que la circulation recevra une très-grande activité ; que la balance numéraire sera 18, puisque la vente fera 72 ; enfin que l’état recevra autant de valeur intrinseque qu’auparavant. Mais il y a plusieurs observations à faire sur cette objection.