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quel il marchoit, désignoit les armes des ennemis qu’il consacroit aux dieux infernaux, & qui seroient bien-tôt renversés par terre. Dans cette situation, armé de toutes pieces, il se jettoit dans le fort de la mêlée, & s’y faisoit tuer. On appelloit cette action se dévouer à la terre & aux dieux infernaux. C’est pourquoi Juvenal dit en faisant l’éloge des Décius,

Pro legionibus, auxiliis, & plebe latinâ
Sufficiunt dis infernis, terræque parenti.

Le grand prêtre faisoit la cérémonie du dévouement. La peine qu’il prononçoit alors, étoit répétée mot pour mot par celui qui se dévouoit. Tite-Live (liv. VIII. ch. jx.) nous l’a conservée, & elle est trop curieuse pour ne pas l’insérer ici.

« Janus, Jupiter, Mars, Quirinus, Bellone, dieux domestiques, dieux nouvellement reçus, dieux du pays ; dieux qui disposez de nous & de nos ennemis, dieux manes, je vous adore, je vous demande grace avec confiance, & vous conjure de favoriser les efforts des Romains, & de leur accorder la victoire, de répandre la terreur, l’épouvante, la mort sur les ennemis. C’est le vœu que je fais en dévoüant avec moi aux dieux manes & à la terre, leurs légions & celles de leurs alliés, pour la république romaine ».

L’opinion que les payens avoient de la nature de ces dieux incapables de faire du bien, les engageoit d’offrir à leur vengeance de perfides ennemis, qu’ils supposoient être les auteurs de la guerre, & mériter ainsi toutes leurs imprécations. Elles passoient toûjours pour efficaces, lorsqu’elles étoient prononcées avec toutes les solennités requises par les ministres de la religion, & par les hommes qu’on croyoit favorisés des dieux.

On ne doit donc pas être surpris des révolutions soudaines qui suivoient les dévouemens pour la patrie. L’appareil extraordinaire de la cérémonie, l’autorité du grand-prêtre, qui promettoit une victoire certaine, le courage héroïque du général qui couroit avec tant d’ardeur à une mort assûrée, étoient assez capables de faire impression sur l’esprit des soldats, de ranimer leur valeur, & de relever leurs esperances. Leur imagination remplie de tous les préjugés de la religion payenne, & de toutes les fables que la superstition avoit inventées, leur faisoit voir ces mêmes dieux, auparavant si animés à leur perte, changer tout d’un coup l’objet de leur haine, & combattre pour eux.

Leur général en s’éloignant leur paroissoit d’une forme plus qu’humaine ; ils le regardoient comme un génie envoyé du ciel pour appaiser la colere divine, & renvoyer sur leurs ennemis les traits qui leur étoient lancés. Sa mort, au lieu de consterner les siens, rassûroit leurs esprits : c’étoit la consommation de son sacrifice, & le gage assûré de leur réconciliation avec les dieux.

Les ennemis mêmes prévenus des mêmes erreurs, lorsqu’ils s’étoient apperçus de ce qui s’étoit passé, croyoient s’être attirés tous les enfers sur les bras, en immolant la victime qui leur étoit consacrée. Ainsi Pyrrhus ayant été informé du projet du dévouement de Décius, employa tous ses talens & tout son art pour effacer les mauvaises impressions que pouvoit produire cet évenement. Il écrivit même à Décius de ne point s’amuser à des puérilités indignes d’un homme de guerre, & dont la nouvelle faisoit l’objet de la raillerie de ses soldats. Cicéron voyant les dévouemens avec plus de sang-froid, & étant encore moins crédule que le roi d’Epire, ne croyoit nullement que les dieux fussent assez injustes pour pouvoir être appaisés par la mort des grands hommes, ni que des gens si sages prodiguassent leur vie sur un si faux principe ; mais il considéroit avec Pyrrhus

leur action comme un stratagême d’un général qui n’épargne point son sang lorsqu’il s’agit du salut de sa patrie, étant bien persuadé qu’en se jettant au milieu des ennemis il seroit suivi de ses soldats, & que ce dernier effort regagneroit la victoire ; ce qui ne manquoit guere d’arriver.

Quand le général qui s’étoit dévoüé pour l’armée périssoit dans le combat, son vœu étant accompli, il ne restoit qu’à en recueillir le fruit, & à lui rendre les derniers devoirs avec toute la pompe dûe à son mérite, & au service qu’il venoit de rendre. Mais s’il arrivoit qu’il survécût à sa gloire, les exécrations qu’il avoit prononcées contre lui-même, & qu’il n’avoit pas expiées, le faisoient considérer comme une personne abominable & haïe des dieux, ce qui le rendoit incapable de leur offrir aucun sacrifice public ou particulier. Il étoit obligé pour effacer cette tache, & se purifier de cette abomination, de consacrer ses armes à Vulcain, ou à tel dieu qu’il lui plairoit, en immolant une victime, ou lui faisant quelqu’autre offrande.

Si le soldat qui avoit été dévoüé par son général perdoit la vie, tout paroissoit consommé heureusement ; si au contraire il en réchappoit, on enterroit une statue haute de sept piés & plus, & l’on offroit un sacrifice expiatoire. Cette figure étoit apparemment la représentation de celui qui avoit été consacré à la terre, & la cérémonie de l’enfoüir étoit l’accomplissement mystique du vœu qui n’avoit point été acquitté.

Il n’étoit point permis aux magistrats romains qui y assistoient de descendre dans la fosse où cette statue étoit enterrée, pour ne pas souiller la pureté de leur ministere par l’air infecté de ce lieu profane & maudit, semblable à celui qu’on appelloit bidental.

Le javelot que le consul avoit sous ses piés en faisant son dévouement, devoit être gardé soigneusement, de peur qu’il ne tombât entre les mains des ennemis : c’eût été un triste présage de leur supériorité sur les armes romaines. Si cependant la chose arrivoit malgré toutes les précautions qu’on avoit prises, il n’y avoit point d’autre remede que de faire un sacrifice solemnel d’un porc, d’un taureau, & d’une brebis, appellé suovetaurilia, en l’honneur de Mars.

Les Romains ne se contentoient pas de se dévoüer à la mort pour la République, & de livrer en même tems leurs ennemis à la rigueur des divinités malfaisantes toûjours prêtes à punir & à détruire, ils tâchoient encore d’enlever à ces mêmes ennemis la protection des dieux maîtres de leur sort, ils évoquoient ces dieux, ils les invitoient à abandonner leurs anciens sujets, indignes par leur foiblesse de la protection qu’ils leur avoient accordée, & à venir s’établir à Rome, où ils trouveroient des serviteurs plus zélés. & plus en état de leur rendre les honneurs qui leur étoient dûs. C’est ainsi qu’ils en usoient avant la prise des villes lorsqu’ils les voyoient réduites à l’extrémité. Après ces évocations, dont Macrobe nous a conservé la formule, ils ne doutoient point de leurs victoires & de leurs succès. Voyez Evocation.

Chacun aimant sa patrie, rien ne sembloit les empêcher de sacrifier leur vie au bien de l’état, & au salut de leurs citoyens. La République ayant aussi un pouvoir absolu sur tous les particuliers qui la composoient, il ne faut pas s’étonner que les Romains dévoüassent quelquefois aux dieux des enfers des sujets pernicieux dont ils ne pouvoient pas se défaire d’une autre maniere, & qui pouvoient par ce dévouement être tués impunément.

Ajoûtons à cette pratique les enchantemens & les conjurations appellés dévotions, que les magiciens