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ples de cet enthousiasme pour le bien public. Je vois d’abord parmi les Grecs, plusieurs siecles avant la fondation de Rome, deux rois qui répandent leur sang pour l’avantage de leurs sujets. Le premier est Ménécée fils de Créon roi de Thebes, de la race de Cadmus, qui vient s’immoler aux manes de Dracon tué par ce prince. Le second est Codrus dernier roi d’Athenes, lequel ayant sçu que l’oracle promettoit la victoire au peuple dont le chef périroit dans la guerre que les Athéniens soûtenoient contre les Doriens, se déguise en paysan, & va se faire tuer dans le camp des ennemis.

Mais les exemples de dévouemens que nous fournit l’histoire romaine, méritent tout autrement notre attention ; car le noble mépris que les Romains faisoient de la mort, paroît avoir été tout ensemble un acte de l’ancienne religion de leur pays, & l’effet d’un zele ardent pour leur patrie.

Quand les Gaulois gagnerent la bataille d’Allia, l’an 363 de Rome, les plus considérables du sénat par leur âge, leurs dignités, & leurs services, se dévouerent solennellement pour la république réduite à la derniere extrémité. Plusieurs prêtres se joignirent à eux, & imiterent ces illustres vieillards. Les uns ayant pris leurs habits saints, & les autres leurs robes consulaires avec toutes les marques de leur dignité, se placerent à la porte de leurs maisons dans des chaires d’ivoire, où ils attendirent avec fermeté & l’ennemi & la mort. Voilà le premier exemple de dévouement général dont l’histoire fasse mention, & cet exemple est unique. Tite-Live, liv. V. ch. xxxij.

L’amour de la gloire & de la profession des armes, porta le jeune Curtius à imiter le généreux désespoir de ces vénérables vieillards, en se précipitant dans un gouffre qui s’étoit ouvert au milieu de la place de Rome, & que les devins avoient dit être rempli de ce qu’elle avoit. de plus précieux, pour assûrer la durée éternelle de son empire. Tite-Live, liv. VII. chap. vj.

Les deux Décius pere & fils, ne se sont pas rendus moins célebres en se dévouant dans une occasion bien plus importante, pour le salut des armées qu’ils commandoient, l’une dans la guerre contre les Latins, l’autre dans celle des Gaulois & des Samnites, tous deux de la même maniere, & avec un pareil succès. Tite-Live, liv. VIII. & X. chapitre jx. Cicéron qui convient de ces deux faits, quoiqu’il les place dans des guerres différentes, attribue la même gloire au consul Décius, qui étoit fils du second Décius, & qui commandoir l’armée romaine contre Pyrrhus à la bataille d’Ascoli.

L’amour de la patrie, ou le zele de la religion s’étant ralenti dans la suite, les Décius eurent peu ou point d’imitateurs, & la mémoire de ces sortes de monumens ne fut conservée dans l’histoire, que comme une cérémonie absolument hors d’usage. Il est vrai que sous les empereurs il s’est trouvé des particuliers, qui pour leur faire bassement la cour, se sont dévoüés pour eux. C’étoit autrefois la coûtume en Espagne, que ceux qui s’étoient attachés particulierement au prince, ou au général, mourussent avec lui, ou se tuassent après sa défaite. La même coûtume subsistoit aussi dans les Gaules du tems de César. Dion rapporte à ce sujet, que le lendemain qu’on eut donné à Octave le surnom d’Auguste, un certain Sextus Pacuvius tribun du peuple, déclara en plein sénat, qu’à l’exemple des barbares il se dévoüoit pour l’empereur, & promettoit lui obéir en toutes choses aux dépens de sa vie jusqu’au jour de son dévouement. Auguste fit semblant de s’opposer à cette infame flatterie, & ne laissa pas d’en récompenser l’auteur.

L’exemple de Pacuvius fut imité. On vit sous les empereurs suivans des hommes mercenaires qui se

dévoüerent pour eux pendant leurs maladies ; quelques-uns même allerent plus loin, & s’engagerent par un vœu solennel à se donner la mort, ou à combattre dans l’arene entre les gladiateurs s’ils en réchappoient. Suétone nous apprend que Caligula reconnut mal le zele extravagant de deux flateurs de cet ordre, qu’il obligea impitoyablement, soit par une crainte superstitieuse, soit par une malice affectée, d’accomplir leur promesse. Adrien fut plus reconnoissant ; il rendit des honneurs divins à Antinoüs, qui s’étoit, dit-on, dévoué pour lui sauver la vie.

Il se pratiquoit à Marseille au commencement de cette république, une coûtume bien singuliere. Celui qui en tems de peste s’étoit dévoüé pour le salut commun, étoit traité fort délicatement aux dépens du public pendant un an, au bout duquel on le conduisoit à la mort, après l’avoir fait promener dans les rues orné de festons & de bandelettes comme une victime.

Le principal motif du dévouement des payens, étoit d’appaiser la colere des dieux malfaisans & sanguinaires, dont les malheurs & les disgraces que l’on éprouvoit donnoient des preuves convaincantes : mais c’étoit proprement les puissances infernales qu’on avoit dessein de satisfaire. Comme elles passoient pour impitoyables lorsque leur fureur étoit une fois allumée, les prieres, les vœux, les victimes ordinaires paroissoient trop foibles pour la fléchir ; il falloit du sang humain pour l’éteindre.

Ainsi dans les calamités publiques, dans l’horreur d’une sanglante déroute, s’imaginant voir les furies le flambeau à la main, suivies de l’épouvante, du désespoir, de la mort, portant la désolation par-tout, troublant le jugement de leurs chefs, abattant le courage des soldats, renversant les bataillons, & conspirant a la ruine de la république, ils ne trouvoient point d’autre remede pour arrêter ce torrent, que de s’exposer à la rage de ces cruelles divinités, & attirer sur eux-mêmes par une espece de diversion les malheurs de leurs citoyens.

Ainsi ils se chargeoient par d’horribles imprécations contr’eux-mêmes, de tout le venin de la malédiction publique, qu’ils croyoient pouvoir communiquer comme par contagion aux ennemis, en se jettant au milieu d’eux, s’imaginant que les ennemis accomplissoient le sacrifice & les vœux faits contre eux, en trempant leurs mains dans le sang de la victime.

Mais comme tous les actes de religion ont leurs cérémonies propres à exciter la vénération des peuples, & en représenter les mysteres ; il y en avoit de singulieres dans les devouemens des Romains, qui faisoient une si vive impression sur les esprits des deux partis, qu’elles ne contribuoient pas peu à la révolution subite qu’on s’en promettoit.

Il étoit permis, non-seulement aux magistrats, mais même aux particuliers, de se dévoüer pour le salut de l’état ; mais il n’y avoit que le général qui pût dévoüer un soldat pour toute l’armée, encore falloit-il qu’il fût sous ses auspices, & enrôlé sous ses drapeaux par son serment militaire. Tite-Live, livre VIII. chap. x.

Lorsqu’il se dévoüoit lui-même, il étoit obligé en qualité de magistrat du peuple romain, de prendre les marques de sa dignité, c’est-à-dire la robe bordée de pourpre, dont une partie rejettée par-derriere, formoit autour du corps une maniere de ceinture ou de baudrier appellée cinctus Gabinus, parce que la mode en étoit venue des Gabiens. L’autre partie de la robe lui couvroit la tête. Il étoit debout, le menton appuyé sur sa main droite par-dessous sa robe, & un javelot sous ses piés. Cette attitude marquoit l’offrande qu’il faisoit de sa tête, & le javelot sur le-