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un mot principal le fait pratiquer à l’égard de la terminaison des mots. On prend un mot selon sa signification, on n’en change point la valeur : mais à cause du cas, ou du genre, ou du nombre, ou enfin de la terminaison d’un autre mot dont l’imagination est occupée, on donne à un mot voisin de celui-là une terminaison différente de celle qu’il auroit eu selon la construction ordinaire ; ensorte que la terminaison du mot dont l’esprit est occupé, attire une terminaison semblable, mais qui n’est pas la réguliere. Urbem quam statuo, vestra est (Æneid. l. I.) ; quam statuo a attiré urbem au lieu de urbs : & de même populo ut placerent quas fecisset fabulas, au lieu de fabulæ. (Ter. And. prol.)

Je sai bien qu’on peut expliquer ces exemples par l’ellipse ; hæc urbs, quam urbem statuo, &c. illæ fabulæ, quas fabulas fecisset : mais l’attraction en est peut-être la véritable raison. Dii non concessere poetis esse mediocribus (Hor. de arte poetica.) ; mediocribus est attiré par poetis. Animal providum & sagax quem vocamus hominem (Cic. leg. I. 7.), où vous voyez que hominem a attiré quem ; parce qu’en effet hominem étoit dans l’esprit de Ciceron dans le tems qu’il a dit animal providum. Benevolentia qui est amicitiæ fons (Ciceron) ; fons a attiré qui au lieu de quæ. Benevolentia est fons, qui est fons amicitiæ. Il y a un grand nombre d’exemples pareils dans Sanctius, & dans la méthode latine de P. R. on doit en rendre raison par la direction de la vûe de l’esprit qui se porte plus particulierement vers un certain mot, ainsi que nous venons de l’observer. C’est le ressort des idées accessoires.

De la construction usuelle. La troisieme sorte de construction est composée des deux précédentes. Je l’appelle construction usuelle, parce que j’entens par cette construction l’arrangement des mots qui est en usage dans les livres, dans les lettres, & dans la conversation des honnêtes gens. Cette construction n’est souvent ni toute simple, ni toute figurée. Les mots doivent être, simples, clairs, naturels, & exciter dans l’esprit plus de sens, que la lettre ne paroît en exprimer ; les mots doivent être énoncés dans un ordre qui n’excite pas un sentiment desagréable à l’oreille ; on doit y observer autant que la convenance des différens styles le permet, ce qu’on appelle le nombre, le rythme, l’harmonie, &c. Je ne m’arrêterai point à recueillir les différentes remarques que plusieurs bons auteurs ont faites au sujet de cette construction. Telles sont celles de MM. de l’académie Françoise, de Vaugelas, de M. l’abbé d’Olivet, du P. Bouhours, de l’abbé de Bellegarde, de M. de Gamaches, &c. Je remarquerai seulement que les figures dont nous avons parlé, se trouvent souvent dans la construction usuelle, mais elles n’y sont pas nécessaires ; & même communément l’élégance est jointe à la simplicité ; & si elle admet des transpositions, des ellipses, ou quelque autre figure, elles sont aisées à ramener à l’ordre de l’analyse énonciative. Les endroits qui sont les plus beaux dans les anciens, sont aussi les plus simples & les plus faciles.

Il y a donc 1°. une construction simple, nécessaire, naturelle, où chaque pensée est analysée relativement à l’énonciation. Les mots forment un tout qui a des parties ; or la perception du rapport que ces parties ont l’une à l’autre, & qui nous en fait concevoir l’ensemble, nous vient uniquement de la construction simple, qui, énonçant les mots suivant l’ordre successif de leurs rapports, nous les présente de la maniere la plus propre à nous faire appercevoir ces rapports & à faire naître la pensée totale.

Cette premiere sorte de construction est le fondement de toute énonciation. Si elle ne sert de base à l’orateur, la chûte du discours est certaine, dit Quint. nisi oratori

fundamenta fideliter jecerit, quidquid superstruxerit corruet. (Quint. Inst. or. l. I. c. jv. de gr.) Mais il ne faut pas croire, avec quelques grammairiens, que ce soit par cette maniere simple que quelque langue ait jamais été formée ; ç’a été après des assemblages sans ordre de pierres & de matériaux, qu’ont été faits les édifices les plus réguliers ; sont-ils élevés, l’ordre simple qu’on y observe cache ce qu’il en a coûté à l’art. Comme nous saisissons aisément ce qui est simple & bien ordonné, & que nous appercevons sans peine les rapports des parties qui font l’ensemble, nous ne faisons pas assez d’attention que ce qui nous paroît avoir été fait sans peine est le fruit de la réflexion, du travail, de l’expérience, & de l’exercice. Rien de plus irrégulier qu’une langue qui se forme ou qui se perd.

Ainsi, quoique dans l’état d’une langue formée, la construction dont nous parlons soit la premiere à cause de l’ordre qui fait appercevoir la liaison, la dépendance, la suite, & les rapports des mots ; cependant les langues n’ont pas eu d’abord cette premiere sorte de construction. Il y a une espece de métaphysique d’instinct & de sentiment qui a présidé à la formation des langues ; surquoi les Grammairiens ont fait ensuite leurs observations, & ont apperçû un ordre grammatical, fondé sur l’analyse de la pensée, sur les parties que la nécessité de l’élocution fait donner à la pensée, sur les signes de ces parties, & sur le rapport & le service de ces signes. Ils ont observé encore l’ordre pratique & d’usage.

2°. La seconde sorte de construction est appellée construction figurée ; celle-ci s’écarte de l’arrangement de la construction simple, & de l’ordre de l’analyse énonciative.

3°. Enfin il y a une construction usuelle, où l’on suit la maniere ordinaire de parler des honnêtes gens de la nation dont on parle la langue, soit que les expressions dont on se sert se trouvent conformes à la construction simple, ou qu’on s’énonce par la figurée. Au reste, par les honnêtes gens de la nation, j’entens les personnes que la condition, la fortune ou le mérite élevent au-dessus du vulgaire, & qui ont l’esprit cultivé par la lecture, par la réflexion, & par le commerce avec d’autres personnes qui ont ces mêmes avantages. Trois points qu’il ne faut pas séparer : 1° distinction au-dessus du vulgaire, ou par la naissance & la fortune, ou par le mérite personnel ; 2° avoir l’esprit cultivé ; 3° être en commerce avec des personnes qui ont ces mêmes avantages.

Toute construction simple n’est pas toûjours conforme à la construction usuelle : mais une phrase de la construction usuelle, même de la plus élégante, peut être énoncée selon l’ordre de la construction simple. Turenne est mort ; la fortune chancelle ; la victoire s’arrête ; le courage des troupes est abattu par la douleur, & ranimé par la vengeance ; tout le camp demeure immobile : (Fléch. or. fun. de M. de Tur.) Quoi de plus simple dans la construction ? quoi de plus éloquent & de plus élégant dans l’expression ?

Il en est de même de la construction figurée ; une construction figurée peut être ou n’être pas élégante. Les ellipses, les transpositions, & les autres figures se trouvent dans les discours vulgaires, comme elles se trouvent dans les plus sublimes. Je fais ici cette remarque, parce que la plûpart des grammairiens confondent la construction élégante avec la construction figurée, & s’imaginent que toute construction figurée est élégante, & que toute construction simple ne l’est pas.

Au reste, la construction figurée est défectueuse quand elle n’est pas autorisée par l’usage. Mais quoique l’usage & l’habitude nous fassent concevoir aisément le sens de ces constructions figurées, il n’est pas toujours si facile d’en réduire les mots à l’ordre de