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parce que dans celles-ci le rapport du mot exprimé avec le mot sousentendu, est indiqué par une terminaison relative ; au lieu qu’en françois & dans les langues, dont les mots gardent toûjours leur terminaison absolue, il n’y a que l’ordre, ou observé, ou facilement apperçû & rétabli par l’esprit, qui puisse faire entendre le sens des mots énoncés. Ce n’est qu’à cette condition que l’usage authorise les transpositions & les ellipses. Or cette condition est bien plus facile à remplir dans les langues qui ont des cas : ce qui est sensible dans l’exemple que nous avons rapporté, sus Minervam ; ces deux mots rendus en françois n’indiqueroient pas ce qu’il y a à suppléer. Mais quand la condition dont nous venons de parler peut aisément être remplie, alors nous faisons usage de l’ellipse, sur-tout quand nous sommes animés par quelque passion.


Je t’aimois inconstant ; qu’aurois-je fait fidele ?

Racine, Androm. act. IV. sc. v.


On voit aisément que le sens est, que n’aurois-je pas fait si tu avois été fidele ? avec quelle ardeur ne t’aurois-je pas aimé si tu avois été fidele ? Mais l’ellipse rend l’expression de Racine bien plus vive, que si ce poëte avoit fait parler Hermione selon la construction pleine. C’est ainsi que lorsque dans la conversation on nous demande quand reviendrez-vous, nous répondons la semaine prochaine, c’est-à-dire je reviendrai dans la semaine prochaine ; à la mi-Août, c’est-à-dire à la moitié du mois d’Août ; à la S. Martin, à la Toussaint, au lieu de à la fete de S. Martin, à celle de tous les SS. Dem. Que vous a-t-il dit ? R. rien ; c’est-à-dire il ne m’a rien dit, nullam rem ; on sousentend la négation ne. Qu’il fasse ce qu’il voudra, ce qu’il lui plaira ; on sousentend faire, & c’est de ce mot sousentendu que dépend le que apostrophé devant il. C’est par l’ellipse que l’on doit rendre raison d’une façon de parler qui n’est plus aujourd’hui en usage dans notre langue, mais qu’on trouve dans les livres mêmes du siecle passé, c’est & qu’ainsi ne soit, pour dire ce que je vous dis est si vrai que, &c. cette maniere de parler, dit Danet (verbo ainsi), se prend en un sens tout contraire à celui qu’elle semble avoir ; car, dit-il, elle est affirmative nonobstant la négation. J’étois dans ce jardin, & qu’ainsi ne soit, voila une fleur que j’y ai cueillie ; c’est comme si je disois, & pour preuve de cela voilà une fleur que j’y ai cueillie, atque ut rem ita esse intelligas. Joubert dit aussi & qu’ainsi ne soit, c’est-à-dire pour preuve que cela est, argumento est quod, au mot ainsi. Moliere, dans Pourceaugnac, act. I. sc. xj. fait dire à un medecin que M. de Pourceaugnac est atteint & convaincu de la maladie qu’on appelle mélancholie hypochondriaque ; & qu’ainsi ne soit, ajoûte le medecin, pour diagnostic incontestable de ce que je dis, vous n’avez qu’à considérer ce grand sérieux, &c.

M. de la Fontaine, dans son Belphégor qui est imprimé à la fin du XII. livre des fables, dit :


C’est le cœur seul qui peut rendre tranquille ;
Le cœur fait tout, le reste est inutile.
Qu’ainsi ne soit, voyons d’autres états, &c.


L’ellipse explique cette façon de parler : en voici la construction pleine, & afin que vous ne disiez point que cela ne soit pas ainsi, c’est que, &c.

Passons aux exemples que nous avons rapportés plus haut : des savans m’ont dit, des ignorans s’imaginent : quand je dis les savans disent, les ignorans s’imaginent, je parle de tous les savans & de tous les ignorans ; je prens savans & ignorans dans un sens appellatif, c’est-à-dire dans une étendue qui comprend tous les individus auxquels ces mots peuvent être appliqués : mais quand je dis des savans m’ont dit, des ignorans s’imaginent, je ne veux parler que de quelques-

uns d’entre les savans ou d’entre les ignorans ; c’est

une façon de parler abregée. On a dans l’esprit quelques-uns ; c’est ce pluriel qui est le vrai sujet de la proposition ; de ou des ne sont en ces occasions que des prépositions extractives ou partitives. Sur quoi je ferai en passant une legere observation ; c’est qu’on dit qu’alors savans ou ignorans sont pris dans un sens partitif : je crois que le partage ou l’extraction n’est marqué que par la préposition & par le mot sousentendu, & que le mot exprimé est dans toute sa valeur, & par conséquent dans toute son étendue, puisque c’est de cette étendue ou généralité que l’on tire les individus dont on parle ; quelques-uns de les savans.

Il en est de même de ces phrases, du pain & de l’eau suffisent, donnez-moi du pain & de l’eau, &c. c’est-à-dire quelque chose de, une portion de, ou du, &c. Il y a dans ces façons de parler syllepse & ellipse : il y a syllepse, puisqu’on fait la construction selon le sens que l’on a dans l’esprit, comme nous le dirons bientot : & il y a ellipse, c’est-à-dire suppression, manquement de quelques mots, dont la valeur ou le sens est dans l’esprit. L’empressement que nous avons à énoncer notre pensée, & à savoir celle de ceux qui nous parlent, est la cause de la suppression de bien des mots qui seroient exprimés, si l’on suivoit exactement le détail de l’analyse énonciative des pensées.

3°. Multis ante annis. Il y a encore ici une ellipse : ante n’est pas le correlatif de annis ; car on veut dire que le fait dont il s’agit s’est passé dans un tems qui est bien antérieur au tems où l’on parle : illud fuit gestum in annis multis ante hoc tempus. Voici un exemple de Cicéron, dans l’oraison pro L. Corn. Balbo, qui justifie bien cette explication : Hospitium, multis annis ante hoc tempus, Gaditani cum Lucio Cornelio Balbo fecerant, où vous voyez que la construction selon l’ordre de l’analyse énonciative est Gaditani fecerunt hospitium cum Lucio Cornelio Balbo in multis annis ante hoc tempus.

4°. Pænitet me peccati, je me repens de mon péché. Voilà sans doute une proposition en latin & en françois. Il doit donc y avoir un sujet & un attribut exprimé ou sousentendu. J’apperçois l’attribut, car je vois le verbe pœnitet me ; l’attribut commence toûjours par le verbe, & ici pœnitet me est tout l’attribut. Cherchons le sujet, je ne vois d’autre mot que peccati : mais ce mot étant au génitif, ne sauroit être le sujet de la proposition ; puisque selon l’analogie de la construction ordinaire, le génitif est un cas oblique qui ne sert qu’à déterminer un nom d’espece. Quel est ce nom que peccati détermine ? Le fond de la pensée & l’imitation doivent nous aider à le trouver. Commençons par l’imitation. Plaute fait dire à une jeune mariée (Stich. act. I. sc. j. v. 50.), & me quidem hæc conditio nunc non pœnitet. Cette condition, c’est-à-dire ce mariage ne me fait point de peine, ne m’affecte pas de repentir ; je ne me repens point d’avoir épousé le mari que mon pere m’a donné : où vous voyez que conditio est le nominatif de pœnitet. Et Ciceron, sapientis est proprium, nihil quod pœnitere possit, facere (Tusc. liv. V. c. 28.), c’est-à-dire non facere hilum quod possit pœnitere sapientem est proprium sapientis ; où vous voyez que quod est le nominatif de possit pœnitere : rien qui puisse affecter le sage de repentir. Accius (apud Gall. n. A. l. XIII. c. ij.) dit que, neque id sane me pœnitet ; cela ne m’affecte point de repentir.

Voici encore un autre exemple : Si vous aviez eû un peu plus de déférence pour mes avis, dit Cicéron à son frere ; si vous aviez sacrifié quelques bons mots, quelques plaisanteries, nous n’aurions pas lieu aujourd’hui de nous repentir. Si apud te plus autoritas mea, quam dicendi sal facetiæque valuisset, nihil sa-