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avoit jusqu’à ce jour : on en pourra juger par les observations suivantes.

» M. Bourguet, & plusieurs autres observateurs depuis lui, ayant remarqué que toutes les chaînes des montagnes forment des angles alternatifs & qui se correspondent ; & cette disposition des montagnes n’étant que le résultat & l’effet conséquent de la direction sinueuse de nos vallées, on en a conclu que ces vallées étoient les anciens lits des courans des mers qui ont couvert nos continens, & qui y nourrissoient & produisoient les êtres marins dont nous trouvons les dépouilles. Mais si le fond des mers s’étant autrefois élevé au-dessus des eaux qui les couvroient, les anciennes pentes & les directions anciennes des courans ont été altérées & changées, comme il a dû arriver nécessairement dans un tel acte ; pourquoi donc aujourd’hui, dans un état de la nature tout différent & tout opposé à l’ancien, puisque ce qui étoit bas est devenu élevé, & ce qui étoit élevé est devenu bas ; pourquoi veut-on que les eaux de nos fleuves & de nos rivieres suivent les mêmes routes que suivoient les anciens courans ; ne doivent-elles pas au contraire couler depuis ce tems-là sur des pentes toutes différentes & toutes nouvelles ; & n’est-il pas plus raisonnable & en même tems tout naturel de penser que si les anciennes mers & leurs courans ont laissé sur leur lit quelques empreintes de leur cours, ces empreintes telles qu’elles soient ne doivent plus avoir de rapport à la disposition présente des choses, & à la forme nouvelle des continens. Ce raisonnement doit former quelque doute sur le système dominant de l’origine des angles alternatifs. Les sinuosités de nos vallées qui les forment, ont dans tout leur cours & dans leurs ramifications, trop de rapport avec la position de nos sommets & l’ensemble de nos continens, pour ne pas soupçonner qu’elles sont un effet tout naturel & dépendant de leur situation présente au-dessus des mers, & non les traces & les vestiges de courans des mers de l’ancien monde. Nos continens depuis leur apparition étant plus élevés dans leur centre qu’auprès des mers qui les baignent, il a été nécessaire que les eaux des pluies & des sources se sillonassent dès les premiers tems une multitude de routes pour se rendre malgré toutes inégalités aux lieux les plus bas où les mers les engloutissent toutes. Il a été nécessaire que lors de la violente éruption des sources & des grandes pluies du déluge, les torrens qui en résulterent fouillassent & élargissent ces sillons au point où nous les voyons aujourd’hui. Enfin la forme de nos vallées, leurs replis tortueux, les grands escarpemens de leurs côtes & de leurs côteaux, sont tellement les effets & les suites du cours des eaux sur nos continens, & de leur chûte des sommets de chaque contrée vers les mers, qu’il n’est pas un seul de ces escarpemens qui n’ait pour aspect constant & invariable le continent supérieur, d’où la vallée & les eaux qui y passent descendent ; ensorte que s’il arrivoit encore de nos jours des pluies & des débordemens assez violens pour remplir les vallées à comble comme au tems du déluge, les torrens qui en résulteroient viendroient encore frapper les mêmes rives escarpées qu’ils ont frappées & déchirées autrefois. Il suit de tout ceci une multitude de conséquences, dont le détail trop long ne seroit point ici placé ; on les trouvera aux mots Vallée, Montagne, Riviere. C’est aux observateurs de nos jours à réflechir sur ce système, qui n’a peut-être contre lui que sa simplicité : s’ils l’adoptent, quelle preuve physique n’en résulte-t-il pas en faveur de l’universalité du déluge, puisque ces escarpemens alternatifs de nos vallées se voyent

dans toutes les contrées & les régions de la terre ? & quel poids ne donne-t-il point à ces différentes traditions de quelques peuples d’Europe & d’Asie sur les effets du déluge sur leurs contrées ? Tout se lie par ce moyen, la physique & l’histoire profane se confirment mutuellement, & celles-ci ensemble se concilient merveilleusement avec l’histoire sacrée ».

Il reste une derniere difficulté sur le déluge ; c’est qu’on a peine à comprendre comment après cet évenement, de telle façon qu’il soit arrivé, les animaux passerent dans les diverses parties du monde, mais sur-tout en Amérique ; car pour les trois autres, comme elles ne forment qu’un même continent, les animaux domestiques ont pû y passer facilement en suivant ceux qui les ont peuplées, & les animaux sauvages, en y pénétrant eux-mêmes par succession de tems. La difficulté est plus grande par rapport à l’Amérique pour cette derniere espece d’animaux, à moins qu’on ne la suppose jointe à notre continent par quelque isthme encore inconnu aux hommes, les animaux de la premiere espece y ayant pû être transportés dans des vaisseaux : mais quelle apparence qu’on allât se charger de propos déliberé de peupler un pays d’animaux féroces, tels que le lion, le loup, le tigre, &c. à moins encore qu’on ne suppose une nouvelle création d’animaux dans ces contrées ? mais sur quoi seroit-elle fondée ? Il vaut donc mieux supposer, ou que l’Amérique est jointe à notre continent, ce qui est très-vraissemblable, ou qu’elle n’en est séparée en quelques endroits que par des bras assez étroits, pour que les animaux qu’on y trouve y ayent pû passer : ces deux suppositions n’ont rien que de très-vraissemblable.

Terminons cet article par ces réflexions de M. Pluche, imprimées à la fin du troisieme volume du Spectacle de la Nature. « Quelques savans, dit-il, ont entrepris de mesurer la profondeur du bassin de la mer, pour s’assûrer s’il y avoit dans la nature assez d’eau pour couvrir les montagnes ; & prenant leur physique pour la regle de leur foi, ils décident que Dieu n’a point fait une chose, parce qu’ils ne conçoivent point comment Dieu l’a faite : mais l’homme qui sait arpenter ses terres & mesurer un tonneau d’huile ou de vin, n’a point reçu de jauge pour mesurer la capacité de l’atmosphere, ni de sonde pour sentir les profondeurs de l’abysme : à quoi bon calculer les eaux de la mer dont on ne connoît pas l’étendue ? Que peut-on conclure contre l’histoire du déluge de l’insuffisance des eaux de la mer, s’il y en a une masse peut-être plus abondante dispersée dans le ciel ? Et à quoi sert-il enfin d’attaquer la possibilité du déluge par des raisonnemens, tandis que le fait est démontré par une foule de monumens » ?

Le même auteur, dans le premier volume de l’histoire du ciel, a ramassé une infinité de monumens historiques du déluge, que les peuples de l’Orient avoient conservés avec une singuliere & religieuse attention, & particulierement les Egyptiens. Comme le déluge changea toute la face de la terre, « les enfans de Noé, dit-il, en conserverent le souvenir parmi leurs descendans, qui, à l’exemple de leurs peres faisoient toûjours l’ouverture de leurs fêtes ou de leurs prieres publiques par des regrets & des lamentations sur ce qu’ils avoient perdu », c’est-à-dire sur les avantages de la nature dont les hommes avoient été privés par le déluge, & c’est ce qu’il prouve ainsi plus en détail. « Les Egyptiens & la plûpart des Orientaux, quels que soient des uns ou des autres ceux à qui on doit attribuer cette invention, avoient une allégorie ou une peinture des suites du déluge, qui devint célebre & qu’on trouve par tout ; elle réprésentoit le monstre aqua-