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que le souverain ne change la destination de ces choses pour ses besoins, en les appliquant à d’autres usages. Après tout, de quelque maniere qu’on décide cette question, il est du moins incontestable que ceux qui croyent que les choses sacrées renferment une destination divine & inviolable, feroient très-mal d’y toucher, puisqu’ils pécheroient en le faisant contre leur propre conscience.

Convenons toutefois d’une raison qui pourroit justifier les payens seulement du reproche de sacrilége, lorsqu’ils pilloient les temples des dieux qu’ils reconnoissoient pour tels ; c’est qu’ils s’imaginoient que quand une ville venoit à être prise, les dieux qu’on y adoroit abandonnoient en même tems leurs temples & leurs autels, sur-tout après qu’ils les avoient évoqués, eux & toutes les choses sacrées, avec certaines cérémonies.

Mais tous les princes chrétiens sont aujourd’hui d’accord de respecter dans le dégât des choses que le droit de la guerre autorise, toutes celles qui sont destinées à des usages sacrés ; car quand même toutes ces choses seroient à leur maniere du domaine de l’état, & qu’on pourroit impunément selon le droit des gens les endommager ou les détruire, cependant si l’on n’a rien à craindre de ce côté-là, il faut par respect pour la religion conserver les édifices sacrés & toutes leurs dépendances, sur-tout si l’ennemi à qui elles appartiennent fait profession d’adorer le même Dieu, quelque différence qu’il y ait par rapport à certains sentimens ou certains rits particuliers. Plusieurs peuples en ont donné l’exemple ; Thucidide témoigne que parmi les Grecs de son tems, c’étoit une espece de loi générale de ne point toucher aux lieux sacrés lorsqu’on faisoit irruption dans les terres d’un ennemi. Ils respectoient également les personnes, à cause de la sainteté des temples où elles s’étoient réfugiées.

Les mêmes égards doivent s’étendre sur les maisons religieuses, les sépulcres & les monumens vuides, érigés en l’honneur des morts ; parce qu’outre que ce seroit fouler aux piés les loix de l’humanité, un dégât de ce genre ne sert de rien, ni pour la défense, ni pour le maintien des droits, ni pour aucune fin légitime de la guerre. Concluons qu’en tous ces points on doit observer scrupuleusement les loix de la religion, & ce qui est établi par les coûtumes des peuples. Florus, parlant de Philippe, (liv. II. chap. vij.) dit qu’en violant les temples & les autels, il porta les droits de la victoire au-delà des justes bornes. Détruire des choses, dit le sage Polybe, (liv. V. chap. xj.) qui ne sont d’aucune utilité pour la guerre, sans que d’ailleurs leur perte diminue les forces de l’ennemi, sur-tout détruire les temples, les statues, & autres semblables ornemens, quand même on le feroit par droit de représailles, c’est le comble de l’extravagance.

Après avoir mis à couvert les choses sacrées & leurs dépendances, voyons avec quelle modération on doit user du dégât, même à l’égard des choses profanes.

Premierement, suivant les observations de Grotius, pour pouvoir sans injustice ravager ou détruire le bien d’autrui, il faut de trois choses l’une ; ou une nécessité telle qu’il y ait lieu de présumer qu’elle forme un cas excepté, dans un établissement primitif de la propriété des biens ; comme par exemple, si pour éviter le mal qu’on a à craindre de la part d’un furieux, on prend une épée d’autrui dont il alloit se saisir, & qu’on la jette dans la riviere ; sauf à réparer ensuite le dommage que le tiers souffre par-là, & on n’en est pas même alors dispensé : ou bien il faut ici une dette qui provienne de quelque inégalité, c’est-à-dire que le dégât du bien d’autrui se fasse en compensation de ce qui nous est

dû ; comme si alors on recevoit en payement la chose que l’on gâte ou que l’on ravage, appartenante au débiteur, sans quoi on n’y auroit aucun droit : ou enfin il faut qu’on nous ait fait quelque mal qui mérite d’être puni d’une telle maniere, ou jusqu’à un tel point ; car, par exemple, l’équité ne permet pas de ravager une province pour quelques troupeaux enlevés, ou quelques maisons brûlées.

Voilà les raisons légitimes, & la juste mesure de l’usage du droit dont il s’agit. Du reste, lors même qu’on y est autorisé par de tels motifs, si l’on n’y trouve pas en même tems un grand avantage, ce seroit une fureur criminelle de faire du mal à autrui sans qu’il nous en revienne du bien.

Quoiqu’on ne puisse condamner un dégât qui en peu de tems réduiroit l’ennemi à la nécessité de demander la paix, cependant à bien considérer la chose, l’animosité a souvent plus de part à ces sortes d’expéditions, qu’une délibération sage & réfléchie.

Il faut s’abstenir du dégât lorsqu’il s’agit d’une chose dont on retire du fruit, & qui n’est point au pouvoir de l’ennemi : par exemple, des arbres fruitiers, des semences, &c. il faut aussi s’en abstenir quand on a grand sujet d’espérer une prompte victoire.

Il faut encore user de pareille modération lorsque l’ennemi peut avoir d’ailleurs de quoi vivre, comme si la mer lui est ouverte, ou l’entrée de quelqu’autre pays entierement libre. Dans les guerres de nos jours on laisse labourer & cultiver en toute sûreté, moyennant des contributions que les ennemis exigent de part & d’autre ; & cette pratique n’est pas nouvelle, elle avoit lieu parmi les Indiens du tems de Diodore de Sicile. Le fameux capitaine Timothée donnoit à ferme les meilleurs endroits du pays où il étoit entré avec son armée.

Enfin toutes les choses qui sont de nature à ne pouvoir être d’aucun usage pour faire la guerre, ni contribuer en quoi que ce soit à la prolonger, doivent être épargnées, comme tous les bâtimens publics sacrés & profanes, les peintures, les tableaux, les statues, tout ce qui concerne les arts & les métiers. Protogene peignoit tranquillement dans une maison près de Rhodes, tandis que Demetrius l’assiégeoit : Je ne puis croire, disoit le peintre au conquérant, que tu fasses la guerre aux Arts.

Finissons par les réflexions que fait le même Grotius pour engager les princes à garder dans le dégât une juste modération en conséquence du fruit qui peut leur en revenir à eux-mêmes. D’abord, dit-il, on ôte à l’ennemi une des plus puissantes armes, je veux dire le desespoir : de plus, en usant de la modération dont il s’agit, on donne lieu de penser que l’on a grande espérance de remporter la victoire, & la clémence par elle-même est le moyen le plus propre pour gagner les cœurs. Il est encore du devoir des souverains & des généraux d’empêcher le pillage, la ruine, l’incendie des villes prises, & tous les autres actes d’hostilité de cette nature, quand même ils seroient d’une grande conséquence pour les affaires principales de la guerre ; par la raison que de tels actes d’hostilité ne peuvent être exécutés sans causer beaucoup de mal à un grand nombre de personnes innocentes ; & que la licence du soldat est affreuse dans de telles conjonctures, si elle n’est arrêtée par la discipline la plus sévere.

« L’Europe, (dit l’historien du siecle de Louis XIV.) vit avec étonnement l’incendie du Palatinat ; les officiers qui l’exécuterent ne pouvoient qu’obéir : Louvois en avoit à la vérité donné les conseils ; mais Louis avoit été le maître de ne les pas suivre. Si le roi avoit été témoin de ce spec-