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thenticité. Erasme & plusieurs avec lui la révoquerent en doute, sur-tout M. le Conte dans sa préface sur le decret de Gratien, voyez l’article Decret ; de même Antoine Augustin, quoiqu’il se soit servi de ces fausses decrétales dans son abregé du droit canonique, insinue néanmoins dans plusieurs endroits qu’elles lui sont suspectes ; & sur le capitule 36 de la collection d’Adrion I, il dit expressément que l’épître de Damase à Aurelius de Cartage, qu’on a mise à la tête des conciles d’Afrique, est regardée par la plûpart comme apocryphe, aussi-bien que plusieurs épîtres de papes plus anciens. Le cardinal Bellarmin qui les défend dans son traité de romano pontifice, ne nie pas cependant lib. II. cap. xjv. qu’il ne puisse s’y être glissé quelques erreurs, & n’ose avancer qu’elles soient d’une autorité incontestable. Le cardinal Baronius dans ses annales, & principalement ad annum 865, num. 8 & 9, avoue de bonne foi qu’on n’est point sûr de leur authenticité. Ce n’étoit encore là que des conjectures ; mais bien-tôt on leur porta de plus rudes atteintes : on ne s’arrêta pas à telle ou telle piece en particulier, on attaqua la compilation entiere : voici sur quels fondemens on appuya la critique qu’on en fit. 1°. Les decrétales rapportées dans la collection d’Isidore, ne sont point dans celles de Denis le Petit, qui n’a commencé à citer les decrétales des souverains pontifes qu’au pape Sirice. Cependant il nous apprend lui-même dans sa lettre à Julien, prêtre du titre de Ste Anastase, qu’il avoit pris un soin extrème à les recueillir. Comme il faisoit son séjour à Rome, étant abbé d’un monastere de cette ville, il étoit à portée de fouiller dans les archives de l’église romaine ; ainsi elles n’auroient pû lui échapper si elles y avoient existé. Mais si elles ne s’y trouvoient pas, & si elles ont été inconnues à l’église romaine elle-même à qui elles étoient favorables, c’est une preuve de leur fausseté. Ajoûtez qu’elles l’ont été également à toute l’Eglise ; que les peres & les conciles des huit premiers siecles, qui alors étoient fort fréquens, n’en ont fait aucune mention. Or comment accorder un silence aussi universel avec leur authenticité ? 2°. La matiere de ces épîtres que l’imposteur suppose écrite ; dans les premiers siecles, n’a aucun rapport avec l’état des choses de ces tems-là : on n’y dit pas un mot des persécutions, des dangers de l’Eglise, presque rien qui concerne la doctrine : on n’y exhorte point les fideles à confesser la foi : on n’y donne aucune consolation aux martyrs : on n’y parle point de ceux qui sont tombés pendant la persécution, de la pénitence qu’ils doivent subir. Toutes ces choses néanmoins étoient agitées alors, & sur-tout dans le troisieme siecle, & les véritables ouvrages de ces tems-là en sont remplis : enfin, on ne dit rien des hérétiques des trois premiers siecles, ce qui prouve évidemment qu’elles ont étés fabriquées postérieurement. 3°. Leurs dates sont presque toutes fausses : leur auteur suit en général la chronologie du livre pontifical, qui, de l’aveu de Baronius, est très-fautive. C’est un indice pressant que cette collection n’a été composée que depuis le livre pontifical. 4°. Ces fausses decrétales dans tous les endroits des passages de l’Ecriture, employent toûjours la version des livres saints appellée vulgate, qui, si elle n’a pas été faite par S. Jérome, a du moins pour la plus grande partie été revûe & corrigée par lui : donc elles sont plus récentes que S. Jérome. 5°. Toutes ces lettres sont écrites d’un même style, qui est très-barbare, & en cela très-conforme à l’ignorance du huitieme siecle. Or il n’est pas vraissemblable que tous les différens papes dont elles portent le nom, ayent affecté de conserver le même style. Il n’est pas encore vraissemblable qu’on ait écrit d’un style aussi barbare dans les deux premiers siecles, quoique la pureté de la lan-

gue latine eût déjà souffert quelqu’altération. Nous

avons des auteurs de ces tems-là qui ont de l’élégance, de la pureté, & de l’énergie, tels sont Pline, Suétone, & Tacite. On en peut conclure avec assûrance, que toutes ces decrétales sont d’une même main, & qu’elles n’ont été forgées qu’après l’irruption des barbares & la décadence de l’empire romain. Outre ces raisons générales, David Blondel nous fournit dans son faux Isidore de nouvelles preuves de la fausseté de chacune de ces decrétales ; il les a toutes examinées d’un œil severe, & c’est à lui principalement que nous sommes redevables des lumieres que nous avons aujourd’hui sur cette compilation. Le P. Labbe savant Jésuite, a marché sur ses traces dans le tome I, de sa collection des conciles. Ils prouvent tous deux sur chacune de ces pieces en particulier, qu’elles sont tissues de passages de papes, de conciles, de peres, & d’auteurs plus récens que ceux dont elles portent le nom ; que ces passages sont mal cousus ensemble, sont mutilés & tronqués pour mieux induire en erreur les lecteurs qui ne sont pas attentifs. Ils y remarquent de très-fréquens anacronismes ; qu’on y fait mention de choses absolument inconnues à l’antiquité : par exemple, dans l’épître de S. Clément à S. Jacques frere du Seigneur, on y parle des habits dont les prêtres se servent pour célebrer l’office divin, des vases sacrés, des calices, & autres choses semblables qui n’étoient pas en usage du tems de S. Clément. On y parle encore des portiers, des archidiacres, & autres ministres de l’Eglise, qui n’ont été établis que depuis. Dans la premiere decrétale d’Anaclet, on y décrit les cérémonies de l’Eglise d’une façon qui alors n’étoit point encore usitée : on y fait mention d’archevêques, de patriarches, de primats, comme si ces titres étoient connus dès la naissance de l’Eglise. Dans la même lettre on y statue qu’on peut appeller des juges séculiers aux juges ecclésiastiques ; qu’on doit reserver au saint siége les causes majeures, ce qui est extrèmement contraire à la discipline de ce tems. Enfin chacune des pieces qui composent le recueil d’Isidore, porte avec elle des marques de supposition qui lui sont propres, & dont aucune n’a échappé à la critique de Blondel & du P. Labbe : nous ne pouvons mieux faire que d’y renvoyer le lecteur.

Au reste les fausses decrétales ont produit de grandes altérations & des maux pour ainsi dire irréparables dans la discipline ecclésiastique ; c’est à elles qu’on doit attribuer la cessation des conciles provinciaux. Autrefois ils étoient fort fréquens ; il n’y avoit que la violence des persécutions qui en interrompît le cours. Si-tôt que les évêques se trouvoient en liberté, ils y recouroient, comme au moyen le plus efficace de maintenir la discipline : mais depuis qu’en vertu des fausses decrétales la maxime se fut établie de n’en plus tenir sans la permission du souverain pontife, ils devinrent plus rares, parce que les évêques souffroient impatiemment que les légats du pape y présidassent, comme il étoit d’usage depuis le douzieme siecle ; ainsi on s’accoûtuma insensiblement à n’en plus tenir. En second lieu, rien n’étoit plus propre à fomenter l’impunité des crimes, que ces jugemens des évêques réservés au saint siége. Il étoit facile d’en imposer à un juge éloigné, difficile de trouver des accusateurs & des témoins. De plus, les évêques cités à Rome n’obéissoient point, soit pour cause de maladie, de pauvreté ou de quelqu’autre empêchement ; soit parce qu’ils se sentoient coupables. Ils méprisoient les censures prononcées contr’eux ; & si le pape, après les avoir déposés, nommoit un successeur, ils le repoussoient à main armée ; ce qui étoit une source intarissable de rapines, de meurtres & de séditions dans l’état, de troubles & de scandales dans l’Eglise. Troisiemement,