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Parmi les décorations théatrales, les unes sont de décence, & les autres de pur ornement. Les décorations de pur ornement sont arbitraires, & n’ont pour regle que le goût. On peut en puiser les principes généraux dans les art. Architecture, Perspective, Dessein, &c. Nous nous contenterons d’observer ici que la décoration la plus capable de charmer les yeux, devient triste & effrayante pour l’imagination, dès qu’elle met les acteurs en danger ; ce qui devroit bannir de notre théatre lyrique ces vols si mal exécutés, dans lesquels, à la place de Mercure ou de l’Amour, on ne voit qu’un malheureux suspendu à une corde, & dont la situation fait trembler tous ceux qu’elle ne fait pas rire. Voyez l’art. suiv. Décoration, (Opera).

Les décorations de décence sont une imitation de la belle nature, comme doit l’être l’action dont elles retracent le lieu. Un homme célebre en ce genre en a donné au théatre lyrique, qui seront long-tems gravées dans le souvenir des connoisseurs. De ce nombre étoit le péristyle du palais de Ninus, dans lequel aux plus belles proportions & à la perspective la plus savante, le peintre avoit ajoûté un coup de génie bien digne d’être rappellé.

Après avoir employé presque toute la hauteur du théatre à élever son premier ordre d’architecture, il avoit laissé voir aux yeux la naissance d’un second ordre qui sembloit se perdre dans le ceintre, & que l’imagination achevoit ; ce qui prêtoit à ce péristyle une élévation fictive, double de l’espace donné. C’est dans tous les arts un grand principe, que de laisser l’imagination en liberté : on perd toûjours à lui circonscrire un espace ; de-là vient que les idées générales n’ayant point de limites déterminées, sont les sources les plus fécondes du sublime.

Le théatre de la Tragédie, où les décences doivent être bien plus rigoureusement observées qu’à celui de l’opera, les a trop négligées dans la partie des décorations. Le poëte a beau vouloir transporter les spectateurs dans le lieu de l’action ; ce que les yeux voyent, dément à chaque instant ce que l’imagination se peint. Cinna rend compte à Emilie de sa conjuration, dans le même sallon où va délibérer Auguste ; & dans le premier acte de Brutus, deux valets de théatre viennent enlever l’autel de Mars pour débarrasser la scene. Le manque de décorations entraîne l’impossibilité des changemens, & celle-ci borne les auteurs à la plus rigoureuse unité de lieu ; regle gênante qui leur interdit un grand nombre de beaux sujets, ou les oblige à les mutiler. Voy. Tragédie, Unité, &c.

Il est bien étrange qu’on soit obligé d’aller chercher au théatre de la farce italienne, un modele de décoration tragique. Il n’est pas moins vrai que la prison de Sigismond en est un qu’on auroit dû suivre. N’est-il pas ridicule que dans les tableaux les plus vrais & les plus touchans des passions & des malheurs des hommes, on voye un captif ou un coupable avec des liens d’un fer blanc, leger & poli ? Qu’on se représente Electre dans son premier monologue, traînant de véritables chaînes dont elle seroit accablée : quelle différence dans l’illusion & l’intérêt ! Au lieu du foible artifice dont le poëte s’est servi dans le comte d’Essex pour retenir ce prisonnier dans le palais de la reine, supposons que la facilité des changemens de décoration lui eût permis de l’enfermer dans un cachot ; quelle force le seul aspect du lieu ne donneroit-il pas au contraste de sa situation présente avec sa fortune passée ? On se plaint que nos tragédies sont plus en discours qu’en action ; le peu de ressource qu’a le poëte du côté du spectacle, en est en partie la cause. La parole est souvent une expression foible & lente ; mais il faut

bien se résoudre à faire passer par les oreilles ce qu’on ne peut offrir aux yeux.

Ce défaut de nos spectacles ne doit pas être imputé aux comédiens, non plus que le mêlange indécent des spectateurs avec les acteurs, dont on s’est plaint tant de fois. Corneille, Racine & leurs rivaux n’attirent pas assez le vulgaire, cette partie si nombreuse du public, pour fournir à leurs acteurs de quoi les représenter dignement ; la Ville elle seule pourroit donner à ce théatre toute la pompe qu’il doit avoir, si les magistrats vouloient bien envisager les spectacles publics comme une branche de la police & du commerce.

Mais la partie des décorations qui dépend des acteurs eux-mêmes, c’est la décence des vêtemens. Il s’est introduit à cet égard un usage aussi difficile à concevoir qu’à détruire. Tantôt c’est Gustave qui sort des cavernes de Dalécarlie avec un habit bleu-céleste à paremens d’hermine ; tantôt c’est Pharasmane qui, vêtu d’un habit de brocard d’or, dit à l’ambassadeur de Rome :

La Nature marâtre en ces affreux climats,
Ne produit, au lieu d’or, que du fer, des soldats.

De quoi donc faut-il que Gustave & Pharasmane soient vêtus ? l’un de peau, l’autre de fer. Comment les habilleroit un grand peintre ? Il faut donner, dit-on, quelque chose aux mœurs du tems. Il falloit donc aussi que Lebrun frisât Porus & mît des gants à Alexandre ? C’est au spectateur à se déplacer, non au spectacle ; & c’est la réflexion que tous les acteurs devroient faire à chaque rôle qu’ils vont joüer : on ne verroit point paroître César en perruque quarrée, ni Ulysse sortir tout poudré du milieu des flots. Ce dernier exemple nous conduit à une remarque qui peut être utile. Le poëte ne doit jamais présenter des situations que l’acteur ne sauroit rendre : telle est celle d’un héros mouillé. Quinault a imaginé un tableau sublime dans Isis, en voulant que la furie tirât Io par les cheveux hors de la mer : mais ce tableau ne doit avoir qu’un instant ; il devient ridicule si l’œil s’y repose, & la scene qui le suit immédiatement, le rend impratiquable au théatre.

Aux reproches que nous faisons aux comédiens sur l’indécence de leurs vêtemens, ils peuvent opposer l’usage établi, & le danger d’innover aux yeux d’un public qui condamne sans entendre, & qui rit avant de raisonner. Nous savons que ces excuses ne sont que trop bien fondées : nous savons de plus que nos réflexions ne produiront aucun fruit. Mais notre ambition ne va point jusqu’à prétendre corriger notre siecle ; il nous suffit d’apprendre à la postérité, si cet ouvrage peut y parvenir, ce qu’auront pensé dans ce même siecle ceux qui dans les choses d’art & de goût, ne sont d’aucun siecle ni d’aucun pays. Voyez l’article suiv. Décoration, (Opera.) Article de M. Marmontel.

Décoration, (Opera.) Ce spectacle est celui du merveilleux ; c’est-là qu’il faut sans cesse ébloüir & surprendre. La décoration commence l’illusion ; elle doit par sa vérité, par sa magnificence, & l’ensemble de sa composition, représenter le lieu de la scene & arracher le spectateur d’un local réel, pour le transporter dans un local feint. L’invention, le dessein & la peinture, en forment les trois principales parties. La premiere regarde le poëte lyrique, & il doit avoir une connoissance fort étendue de la seconde & de la troisieme, pour pouvoir avec fruit & sans danger donner une libre carriere à son imagination.

Rien n’est plus commun que d’imaginer une décoration en formant le plan d’un opera ; on place les lieux différens dans lesquels se passeront ses différens actes. Ce point une fois décidé, on croit que le reste