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de Camille au 4e acte des Horaces ; mais sa douleur est un sentiment continu qui doit être comme le fond de ce tableau. Et c’est-là que triomphe l’actrice, qui joue ce rôle avec autant de vérité que de noblesse, d’intelligence que de chaleur. Le comédien a donc toûjours au moins trois expressions à réunir, celle du sentiment, celle du caractere, & celle de la situation : regle peu connue, & encore moins observée.

Lorsque deux ou plusieurs sentimens agitent une ame, ils doivent se peindre en même tems dans les traits & dans la voix, même à-travers les efforts qu’on fait pour les dissimuler. Orosmane jaloux veut s’expliquer avec Zaïre ; il desire & craint l’aveu qu’il exige ; le secret qu’il cherche l’épouvante, & il brûle de le découvrir : il éprouve de bonne-foi tous ces mouvemens confus, il doit les exprimer de même. La crainte, la fierté, la pudeur, le dépit, retiennent quelquefois la passion : mais sans la cacher, tout doit trahir un cœur sensible. Et quel art ne demandent point ces demi-teintes, ces nuances d’un sentiment répandues sur l’expression d’un sentiment contraire, sur-tout dans les scenes de dissimulation où le poëte a supposé que ces nuances ne seroient apperçûes que des spectateurs, & qu’elles échapperoient à la pénétration des personnages intéressés ! Telle est la dissimulation d’Atalide avec Roxané, de Cléopatre avec Antiochus, de Néron avec Agrippine. Plus les personnages sont difficiles à séduire par leur caractere & leur situation, plus la dissimulation doit être profonde, plus par conséquent la nuance de fausseté est difficile à ménager. Dans ce vers de Cléopâtre, c’en est fait, je me rends, & ma colere expire ; dans ce vers de Néron, avec Britannicus je me reconcilie, l’expression ne doit pas être celle de la vérité, car le mensonge ne sauroit y atteindre : mais combien n’en doit-elle pas approcher ? En même tems que le spectateur s’apperçoit que Cléopatre & Néron dissimulent, il doit trouver vraissemblable qu’Antiochus & Agripine ne s’en apperçoivent pas, & ce milieu à saisir est peut-être le dernier effort de l’art de la déclamation. Laisser voir la feinte au spectateur, c’est à quoi tout comédien peut réussir ; ne la laisser voir qu’au spectateur, c’est ce que les plus consommés n’ont pas toûjours le talent de faire.

De tout ce que nous venons de dire, il est aisé de se former une juste idée du jeu muet. Il n’est point de scene, soit tragique, soit comique, où cette espece d’action ne doive entrer dans les silences. Tout personnage introduit dans une scene doit y être intéressé, tout ce qui l’intéresse doit l’émouvoir, tout ce qui l’émeut doit se peindre dans ses traits & dans ses gestes : c’est le principe du jeu muet ; & il n’est personne qui ne soit choqué de la négligence de ces acteurs, qu’on voit insensibles & sourds dès qu’ils cessent de parler, parcourir le spectacle d’un œil indifférent & distrait, en attendant que leur tour vienne de reprendre la parole.

En évitant cet excès de froideur dans les silences du dialogue, on peut tomber dans l’excès opposé. Il est un degré où les passions sont muettes, ingentes stupent : dans tout autre cas, il n’est pas naturel d’écouter en silence un discours dont on est violemment émû, à moins que la crainte, le respect, ou telle autre cause, ne nous retienne. Le jeu muet doit donc être une expression contrainte & un mouvement reprimé. Le personnage qui s’abandonneroit à l’action devroit, par la même raison, se hâter de prendre la parole : ainsi quand la disposition du dialogue l’oblige à se taire, on doit entrevoir dans l’expression muette & retenue de ses sentimens, la raison qui lui ferme la bouche.

Une circonstance plus critique est celle où le poëte fait taire l’acteur à contre-tems. On ne sait que trop combien l’ambition des beaux vers a nui à la

vérité du dialogue. Voyez Dialogue. Combien de fois un personnage qui interromproit son interlocuteur, s’il suivoit le mouvement de la passion, se voit-il condamné à laisser achever une tirade brillante ? Quel est pour lors le parti que doit prendre l’acteur que le poëte tient à la gêne ? S’il exprime par son jeu la violence qu’on lui fait, il rend plus sensible encore ce défaut du dialogue, & son impatience se communique au spectateur ; s’il dissimule cette impatience, il joue faux en se possédant où il devroit s’emporter. Quoi qu’il arrive, il n’y a point à balancer : il faut que l’acteur soit vrai, même au péril du poëte.

Dans une circonstance pareille, l’actrice qui joue Pénélope (mademoiselle Clairon) a eu l’art de faire d’un défaut de vraissemblance insoûtenable à la lecture, un tableau théatral de la plus grande beauté. Ulisse parle à Pénélope sous le nom d’un étranger. Le poëte, pour filer la reconnoissance, a obligé l’actrice à ne pas lever les yeux sur son interlocuteur : mais à mesure qu’elle entend cette voix, les gradations de la surprise, de l’espérance, & de la joie, se peignent sur son visage avec tant de vivacité & de naturel, le saisissement qui la rend immobile tient le spectateur lui-même dans une telle suspension, que la contrainte de l’art devient l’expression de la nature. Mais les auteurs ne doivent pas compter sur ces coups de force, & le plus sûr est de ne pas mettre les acteurs dans le cas de joüer faux.

Il ne nous reste plus qu’à dire un mot des repos de la déclamation, partie bien importante & bien négligée. Nous avons dit plus haut que la déclamation muette avoit ses avantages sur la parole : en effet la nature a des situations & des mouvemens que toute l’énergie des langues ne feroit qu’affoiblir, dans lesquels la parole retarde l’action, & rend l’expression traînante & lâche. Les peintres dans ces situations devroient servir de modele aux poëtes & aux comédiens. L’Agamemnon de Timante, le saint Bruno en oraison de le Sueur, le Lazare du Rembran, la descente de croix du Carrache, sont des morceaux sublimes dans ce genre. Ces grands maîtres ont laissé imaginer & sentir au spectateur ce qu’ils n’auroient pû qu’énerver, s’ils avoient tenté de le rendre. Homere & Virgile avoient donné l’exemple aux peintres. Ajax rencontre Ulisse aux enfers, Didon y rencontre Enée. Ajax & Didon n’expriment leur indignation que par le silence : il est vrai que l’indignation est une passion taciturne, mais elles ont toutes des momens où le silence est leur expression la plus énergique & la plus vraie.

Les acteurs ne manquent pas de se plaindre, que les Poëtes ne donnent point lieu à ces silences éloquens, qu’ils veulent tout dire, & ne laissent rien à l’action. Les Poëtes gémissent de leur côté de ne pouvoir se reposer sur l’intelligence & le talent de leurs acteurs pour l’expression des réticences. Et en général les uns & les autres ont raison ; mais l’acteur qui sent vivement, trouve encore dans l’expression du poëte assez de vuides à remplir.

Baron, dans le rôle d’Ulisse, étoit quatre minutes à parcourir en silence tous les changemens qui frappoient sa vûe en entrant dans son palais.

Phedre apprend que Thesée est vivant. Racine s’est bien gardé d’occuper par des paroles le premier moment de cette situation.

Mon époux est vivant, Œnone, c’est assez,
J’ai fait l’indigne aveu d’un amour qui l’outrage,
Il vit, je ne veux pas en savoir davantage.

C’est au silence à peindre l’horreur dont elle est saisie à cette nouvelle, & le reste de la scene n’en est que le dévéloppement.

Phedre apprend de la bouche de Thesée, qu’Hip-