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l’étendue de leurs théatres, la dissonance monstrueuse de ces traits fixes & inanimés avec une action vive & une succession rapide de sentimens souvent opposés, échappoit aux yeux des spectateurs. On ne peut pas dire la même chose du défaut de proportion qui résultoit de l’exhaussement du cothurne ; car le lointain, qui rapproche les extrémités, ne rend que plus frappante la difformité de l’ensemble. Il falloit donc que l’acteur fût enfermé dans une espece de statue colossale, qu’il faisoit mouvoir comme par ressorts ; & dans cette supposition comment concevoir une action libre & naturelle ? Cependant il est à présumer que les anciens avoient porté le geste au plus haut degré d’expression, puisque les Romains trouverent à se consoler de la perte d’Esopus & de Roscius dans le jeu muet de leurs pantomimes : il faut même avouer que la déclamation muette a ses avantages, comme nous aurons lieu de l’expliquer dans la suite de cet article ; mais elle n’a que des momens, & dans une action suivie il n’est point d’expression qui supplée à la parole.

Nous ne savons pas, dira-t-on, ce que faisoient ces pantomimes : cela peut être ; mais nous savons ce qu’ils ne faisoient pas. Nous sommes très-sûrs, par exemple, que dans le défi de Pilade & d’Hilas, l’acteur qui triompha dans le rôle d’Agamemnon, quelque talent qu’on lui suppose, étoit bien loin de l’expression naturelle de ces trois vers de Racine :

Heureux qui satisfait de son humble fortune,
Libre du joug superbe où je suis attaché,
Vit dans l’état obscur où les dieux l’ont caché !

Ainsi loin de justifier l’espece de fureur qui se répandit dans Rome du tems d’Auguste pour le spectacle des pantomimes, nous la regardons comme une de ces manies bisarres qui naissent communément de la satiété des bonnes choses : maladies contagieuses qui alterent les esprits, corrompent le goût, & anéantissent les vrais talens. (Voyez l’article suivant sur déclamation des anciens, où l’on traite du partage de l’action théatrale, & de la possibilité de noter la déclamation ; deux points très-difficiles à discuter, & qui demandoient tous les talens de la persenne qui s’en est chargée.)

On entend dire souvent qu’il n’y a guere dans les arts que des beautés de convention ; c’est le moyen de tout confondre : mais dans les arts d’imitation, la premiere regle est de ressembler ; & cette convention est absurde & barbare, qui tend à corrompre ou à mutiler dans la Peinture les beautés de l’original.

Telle étoit la déclamation chez les Romains, lorsque la ruine de l’empire entraîna celle des théatres ; mais après que la barbarie eut extirpé toute espece d’habitude, & que la nature se fut reposée dans une longue stérilité, rajeunie par son repos elle reparut telle qu’elle avoit été avant l’altération de ses principes. C’est ici qu’il faut prendre dans son origine la différence de notre déclamation avec celle des anciens.

Lors de la renaissance des lettres en Europe, la Musique y étoit peu connue ; le rythme n’avoit pas même de nom dans les langues modernes ; les vers ne différoient de la prose que par la quantité numérique des syllabes divisées également, & par cette consonnance des finales que nous avons appellée rime, invention gothique, reste du goût des acrostiches, que la plûpart de nos voisins ont eu raison de mépriser. Mais heureusement pour la poësie dramatique, la rime qui rend nos vers si monotones, ne fit qu’en marquer les divisions, sans leur donner ni cadence ni metre ; ainsi la nature fit parmi nous ce que l’art d’Eschyle s’étoit efforcé de faire chez les Athéniens, en donnant à la Tragédie un vers aussi

approchant qu’il étoit possible de la prosodie libre & variée du langage familier. Les oreilles n’étoient point accoûtumées au charme de l’harmonie ; & l’on n’exigea du poëte ni des flûtes pour soûtenir la déclamation, ni des chœurs pour servir d’intermedes. Nos salles de spectacle avoient peu d’étendue. On n’eut donc besoin ni de masques pour grossir les traits & la voix, ni du cothurne exhaussé pour suppléer aux gradations du lointain. Les acteurs parurent sur la scene dans leurs proportions naturelles ; leur jeu fut aussi simple que les vers qu’ils déclamoient, & faute d’art ils nous indiquerent cette vérité qui en est le comble.

Nous disons qu’ils nous l’indiquerent, car ils en étoient eux-mêmes bien éloignés, plus leur déclamation étoit simple, moins elle étoit noble & digne : or c’est de l’assemblage de ces qualités que résulte l’imitation parfaite de la belle nature. Mais ce milieu est difficile à saisir, & pour éviter la bassesse on se jetta dans l’emphase. Le merveilleux séduit & entraîne la multitude ; on se plut à croire que les héros devoient chanter en parlant : on n’avoit vû jusqu’alors sur la scene qu’un naturel inculte & bas, on applaudit avec transport à un artifice brillant & noble.

Une déclamation applaudie ne pouvoit manquer d’être imitée ; & comme les excès vont toûjours en croissant, l’art ne fit que s’éloigner de plus en plus de la nature, jusqu’à ce qu’un homme extraordinaire osa tout-à-coup l’y ramener : ce fut Baron l’éleve de Moliere, & l’instituteur de la belle déclamation. C’est son exemple qui va fonder nos principes ; & nous n’avons qu’une réponse à faire aux partisans de la déclamation chantante : Baron parloit en déclamant, ou plûtôt en récitant, pour parler le langage de Baron lui-même ; car il étoit blessé du seul mot de déclamation. Il imaginoit avec chaleur, il concevoit avec finesse, il se pénétroit de tout. L’enthousiasme de son art montoit les ressorts de son ame au ton des sentimens qu’il avoit à exprimer ; il paroissoit, on oublioit l’acteur & le poëte : la beauté majestueuse de son action & de ses traits répandoit l’illusion & l’intérêt. Il parloit, c’étoit Mithridate ou César ; ni ton, ni geste, ni mouvement qui ne fçt celui de la nature. Quelquefois familier, mais toûjours vrai, il pensoit qu’un roi dans son cabinet ne devoit point être ce qu’on appelle un héros de théatre.

La déclamation de Baron causa une surprise mêlée de ravissement ; on reconnut la perfection de l’art, la simplicité & la noblesse réunies ; un jeu tranquille, sans froideur ; un jeu véhément, impétueux avec décence ; des nuances infinies, sans que l’esprit s’y laissât appercevoir. Ce prodige fit oublier tout ce qui l’avoit précédé, & fut le digne modele de tout qui ce devoit le suivre.

Bientôt on vit s’élever Beaubourg, dont le jeu moins correct & plus heurté, ne laissoit pas d’avoir une vérité fiere & mâle. Suivant l’idée qui nous reste de ces deux acteurs, Baron étoit fait pour les roles d’Auguste & de Mithridate ; Beaubourg pour ceux de Rhadamiste & d’Atrée. Dans la mort de Pompée, Baron joüant César entroit chez Ptolemée, comme dans sa salle d’audience, entouré d’une foule de courtisans qu’il accueilloit d’un mot, d’un coup d’œil, d’un signe de tête. Beaubourg dans la même scene s’avançoit avec la hauteur d’un maître au milieu de ses esclaves, parmi lesquels il sembloit compter les spectateurs eux-mêmes, à qui son regard faisoit baisser les yeux.

Nous passons sous silence les lamentations mélodieuses de mademoiselle Duclos, pour rappeller le langage simple, touchant & noble de mademoiselle Lecouvreur, supérieure peut-être à Baron lui-même, en ce qu’il n’eut qu’à suivre la nature, & qu’elle eut