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des jours déterminés, il n’y a pas même lieu d’attendre la coction & la crise sans les déranger. Il est vrai que Boerhaave présente les mêmes maladies sous d’autres points de vûe ; mais on ne trouvera jamais une conformité parfaite entre le traitement qu’il prescrit, & la doctrine des jours critiques reçue chez les anciens ; & il demeure incontestable que, comme nous l’avons dit, le système de Boerhaave est indéterminé, & qu’au reste il a du rapport avec ce que Baglivi, Stahl, Hoffman, & bien d’autres pratiquoient avant lui. L’illustre Vanswieten est plus précis & plus décidé que son maître ; il s’explique au sujet des crises, à l’occasion d’un ouvrage de M. Nihell, dont je parlerai plus bas, & il le fait d’une maniere qui annonce le praticien expérimenté, l’homme qui a vû & vérifié ce qu’il a lû. Il est à souhaiter que ce medecin puisse communiquer un jour les observations nombreuses dont il parle, & dans lesquelles il s’est convaincu de la vérité du fond de la doctrine des anciens.

Il n’est pas douteux enfin, que les modernes, qui ont joint la pratique aux principes de l’école de Boerhaave, parmi lesquels il faut placer quelques Anglois de réputation, tels que M. Heuxam, ne fussent très portés à admettre la doctrine des crises ; le docteur Martine mérite d’être mis dans cette derniere classe.

Chirac, un des réformateurs ou des fondateurs de la medecine Françoise, qui se donne lui-même pour disciple de Barbeïrac & des autres medecins de Montpellier, quitta cette fameuse école où il avoit déjà formé bien des éleves, & où il avoit soutenu pendant dix-huit ou vingt ans (en s’en rapportant à un passage d’un de ses ouvrages que je citerai dans un moment), des opinions erronnées qui l’égaroient ; il vint prendre à Paris des connoissances qui y sont aujourd’hui les fondemens de la medecine ordinaire, de sorte qu’on ne sauroit bien décider si le système de Chirac est né à Montpellier ou à Paris, & s’il n’appartient pas par préférence à la medecine de la capitale, où Chirac trouva plus d’une occasion de s’instruire & de revenir de ses opinions erronnées de Montpellier ; d’ailleurs la célébrité de son système est dûe aux medecins de la faculté de Paris.

Quoi qu’il en soit, les idées simples & lumineuses que Chirac nous a transmises, sont devenues des lois sous lesquelles la plûpart des medecins François ont plié. On y a pris les maladies dans leurs causes évidentes ; on a combattu les idées des anciens & celles des Chimistes ; on a formé une medecine toute nouvelle, à laquelle la nature a pour ainsi dire obéi, & qu’on a bien fait de comparer au Cartésianisme dans la Physique.

La retenue & les préjugés des anciens, qui n’osoient rien remuer dans certains jours, ont été singulierement combattus par Chirac. Il a employé les purgatifs, les émétiques, & les saignées dans tous les tems de la maladie, où les symptomes ont paru l’exiger ; enfin il a bouleversé & détruit la medecine ancienne : il n’en reste aucune trace dans l’esprit de ses disciples, trop généralement connus & trop illustres pour qu’il soit nécessaire de s’arrêter à les nommer. Ils ont peut-être été eux-mêmes plus loin que leur maître, & ils ont rendu la medecine en apparence si claire, si à portée de tout le monde, que si par hasard on venoit à découvrir qu’elle n’a point acquis entre leurs mains autant de sûreté que de brillant & de simplicité, on ne sauroit s’empêcher de regretter des opinions qui semblent bien établies, & de faire des efforts pour détruire tout ce qu’on pourroit leur opposer.

Voici quelques propositions tirées du Chiracisme, qui feront mieux juger que je ne pourrois le faire du genre de cette medecine : Hippocrate & Galien, dit Chirac (trait, des fiévres malig. & int.), ne doivent

pas avoir plus de privilége qu’Aristote ; ils n’étoient que des empyriques, qui dans une profonde obscurité ne cherchoient qu’à tatons ; ils ne peuvent être regardés par des esprits éclairés, que comme des maréchaux ferrans qui ont reçu les uns des autres quelques traditions incertaines… Quand même ils n’auroient jamais existé, & que tous leurs successeurs n’auroient jamais écrit, nous pourrions déduire des principes que j’ose me flatter qu’on trouvera dans mon ouvrage, tout ce qui a été observé par les anciens & par les modernes… Les Chimistes pleins de présomption n’ont fait qu’imaginer… leur audace n’a produit qu’un exemple contagieux pour plusieurs medecins ; ils m’ont égaré moi-même pendant plus de dix-huit ou vingt ans, par des opinions erronées que j’ai eu bien de la peine à effacer de mon esprit. C’est en suivant les mêmes principes, que M. Fizes s’explique ainsi dans son traité des fiévres (tractat. de febrib.) : « la fiévre est une maladie directement opposée au principe vital » : principio vitali directe oppositus…… Sic, ajoute-t-il, naturam errantem dirigimus, & collabentem sustinemus, non otiosi crisium spectatores : « c’est ainsi que nous dirigeons la nature qui s’égare, & que nous la relevons dans ses chûtes, sans attendre négligemment les crises ».

Je choisis ces propositions, comme les plus éloignées de l’expecta des Stahlliens, & du quo natura vergit des anciens : on pourroit peut-être les trouver trop fortes ; mais ce n’est ni par des injures, ni par des épigrammes qu’il faut les combattre. Le fait est de savoir si elles sont vraies, si en effet le medecin peut retourner, modifier, & diriger les mouvemens du corps vivant ; si on peut s’opposer à des dépôts d’humeurs, emporter des arrêts, replier des courans d’oscillations ; & purger, saigner, & faire suer, ainsi que Chirac le prétend, dans tous les tems, sans craindre les dérangemens qui faisoient tant de peur aux anciens ; après tout ce sont-là des choses de fait. Le Chiracisme n’est fondé que sur un nombre infini d’expériences, qui se renouvellent chaque jour dans tout le royaume : est-on en droit de présumer que cette méthode, si elle étoit pernicieuse, fût suivie journellement par tant de grands praticiens, & suivie de propos déliberé, avec connoissance de cause, par des gens qu’on ne sauroit soupçonner de ne pas savoir tout ce que les anciens ont dit, tout ce que leur sagesse, leur timidité ou leur inexpérience leur avoient si vivement persuadé. Nous purgeons, saltem alternis, au moins de deux en deux jours, dit souvent M. Fizes ; notre méthode n’effarouche que ceux qui ne voyent que des livres & non des malades, qui agrotos non vident : nous saignons toutes les fois que la vivacité & la roideur du pous l’exigent à la fin des maladies comme au commencement ; comment se persuaderoit-on que des gens qui parlent ainsi se trompent, ou qu’ils veulent tromper les autres ? c’est ce qui s’appelle être décidé, & avoir un système positif, fixe, déterminé.

Ce n’est pas à dire qu’il ne reste bien des ressources aux défenseurs du système des anciens ; Chirac lui-même, qui le croiroit ? a fait des observations qui paroissent favorables à ce système : Quelques malades (c’est Chirac qui parle), n’échappoient que par des sueurs critiques qui arrivoient le septieme jour, le onzieme, & le quatorzieme… Ceux en qui les bubons ou les parotides parurent le quatrieme, le cinquieme ou le sixieme, perirent tous ; il n’échappa que ceux en qui les bubons parurent le septième ou le neuvieme… Il y-en avoit qui mouroient avant le quatrieme & au septieme, au neuvieme, au onzieme… Les purgatifs n’agissent jamais pour vuider absolument qu’après sept, quatorze, ou vingt-un jours, quoiqu’il soit dangereux de ne pas purger les malades avant ce tems-là… La résolution & la séparation des humeurs n’arrivent qu’après le septieme, le quatorzieme, & le vingt-unieme, mais on peut