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mens du monde, ni la nouveauté des Sciences & des Arts, ne pouvoient s’allier avec ce système de l’éternité ; pressés qu’ils étoient de ces objections par les Epicuriens, ils coupoient ce nœud indissoluble par leurs inondations & leurs embrasemens inventés à plaisir, & démentis par l’histoire. C’est un misérable retranchement à l’impiété, de n’avoir que ce refuge imaginaire.

Il y a eu, à la vérité, des philosophes qui ont parlé d’un esprit, d’un Dieu. Mais ils ne laissoient pas de croire l’éternité du monde : les uns, parce qu’ils ne pouvoient concevoir une matiere créée, ni comment cet esprit auroit pû la disposer à sa volonté ; ensorte que le dieu qu’ils admettoient étoit un être inutile & sans action ; & les autres, parce qu’ils regardoient le monde comme une suite & une dépendance de Dieu, comme la chaleur l’est du Soleil. Les premiers raisonnoient ainsi : la matiere étant incréée, Dieu ne peut la mouvoir ni en former aucune chose ; car Dieu ne peut remuer la matiere ni l’arranger avec sagesse sans la connoître. Or Dieu ne peut la connoître s’il ne lui donne l’être. Car Dieu ne peut tirer ses connoissances que de lui-même ; rien ne peut agir en lui ni l’éclairer. Il ne connoît donc point la matiere, & par conséquent il ne peut agir sur elle. D’ailleurs comment auroit-il pû agir sur elle, & de quels instrumens se seroit-il servi pour cela ?

Ce sujet a servi quelquefois de raillerie aux plus beaux esprits du paganisme. Lucien, dans un de ses dialogues, dit qu’il y a des sentimens différens touchant l’origine du monde ; que quelques-uns disent que n’ayant point eu de commencement, il n’aura point aussi de fin ; que d’autres ont osé parler de l’auteur de l’univers, & de la maniere dont il a été formé : il pouvoit bien avoir en vûe les Chrétiens. J’admire, poursuit-il, ces gens par-dessus tous les autres, en ce qu’après avoir supposé un auteur de toutes choses, ils n’ont pas ajoûté d’où il étoit venu, ni où il demeuroit quand il fabriquoit le monde, puisqu’avant la naissance de l’univers on ne peut se figurer ni tems ni lieu. Cicéron s’est fort appliqué à détruire l’opinion de la formation de l’univers par une cause intelligente, dans son traité de la nature des dieux, qui est un ouvrage fait exprès pour établir l’athéisme. Il dit en se moquant, qu’on a recours à une premiere cause pour former l’univers, comme à un asyle. Ailleurs il demande de quel instrument ce Dieu se seroit servi pour façonner son ouvrage. Aristote se moque aussi d’Anaxagore, & dit, qu’il employe son mens comme une machine pour former le monde ; car Anaxagore étoit le premier des philosophes qui eût parlé de mens ou d’un être intelligent, pour mettre en ordre les corps ou la matiere qui subsistoit de toute éternité. Platon vouloit que les corps fûssent en mouvement quand Dieu voulut les arranger ; mais Plutarque, tout sage qu’il étoit, se moque de ce Dieu de Platon, & demande d’un ton ironique s’il existoit lorsque les corps commencerent à se mouvoir. S’il étoit, ajoûte-t-il, ou il veilloit, ou il dormoit, ou il ne faisoit ni l’un ni l’autre. On ne peut point dire qu’il n’ait pas existé, car il est de toute éternité. On ne peut point dire aussi qu’il ait dormi ; car dormir de toute éternité, c’est être mort. Si on dit qu’il veilloit, il demande s’il manquoit quelque chose à sa béatitude, ou s’il n’y manquoit rien. S’il avoit besoin de quelque chose, il n’étoit pas Dieu. S’il ne lui manquoit rien, à quoi bon former le monde ? Si Dieu gouverne le monde, ajoûte-t-il, pourquoi arrive-t-il que les méchans soient heureux pendant que les bons sont dans l’adversité ?

Les autres qui faisoient intervenir l’action de Dieu dans l’arrangement du monde, n’en soûtenoient pas moins son éternité. Car, disoient-ils, il est impossible que Dieu fasse autre chose que ce qu’il fait, à

cause que sa volonté est immuable & ne peut recevoir aucun changement ; desorte qu’elle ne peut vouloir faire autre chose que ce qu’elle fait actuellement. On peut assûrer que ce sont là les seules raisons de l’impiété de tous les tems. Ce sont ces objections qui ont poussé les philosophes à parler de l’éternité du monde ; car n’ayant pû comprendre comment Dieu auroit pû agir pour former le monde, ni, supposé qu’il pût agir, comment il auroit laissé passer une éternité sans le créer, & le concevant d’ailleurs comme une cause qui agit nécessairement, ils se sont déterminés à croire que le monde étoit éternel, malgré la foi de toutes les histoires qui démentoient leur système.

Le sophisme de ces raisonnemens vient de ce qu’un être spirituel est difficile à connoître, & de ce que nous ne pouvons comprendre l’éternité. On est inquiet de savoir ce qu’a fait l’auteur de l’univers pendant cette éternité que le monde n’a pas existé. A cela je répons : si par le nom de Dieu vous entendez un corps, une matiere qui ait été en mouvement, on ne pourra satisfaire à votre question ; car il est impossible de se représenter une cause en action, une matiere en mouvement, un Dieu faisant ses efforts pour produire le monde, & ne pouvant le former qu’après avoir été une éternité en mouvement. Mais si on se représente Dieu comme un esprit, on apperçoit cet être dans ce que nous en connoissons par nous-mêmes, capable de deux actions fort différentes ; savoir, des pensées qu’il renferme dans son propre sein, & qui sont ses actions les plus naturelles ; & d’une volonté, par laquelle il peut encore produire des impressions sur les corps. C’est sa vie, son action. C’est ce qu’il faisoit avant de créer le monde par sa volonté, de même, à-peu-près, que nous voyons un homme long tems en repos, occupé de ses propres pensées, & concentré tout entier dans lui-même. Cela n’implique aucune contradiction, & ne renferme aucunes difficultés à beaucoup près comparables à celles qui se trouvent dans le système d’une matiere qui ait été en mouvement de toute éternité sans rien produire. Tout ce qu’on peut objecter se réduit à dire que la comparaison de l’homme réfléchissant sur lui-même & de Dieu renfermé en lui-même est fausse, en ce que l’homme discourt & que Dieu ne discourt point. L’esprit humain est occupé dans la méditation, parce qu’il passe du connu à l’inconnu, qu’il forme des raisonnemens, qu’il acquiert des connoissances, & que le spectacle de ses pensées est toûjours nouveau ; au contraire l’intelligence divine voit en un instant presqu’indivisible, & d’un seul acte, tout ce qu’il y a d’intelligible. La contemplation de Dieu est d’autant plus oisive, qu’il ne peut pas même se féliciter d’être ce qu’il est. Il n’y a aucune philosophie à l’occuper à méditer la production des mondes. Méditer la production d’un ouvrage, c’est la précaution raisonnable d’un être fini qui craint de se tromper. Donc nous ne savons quelles étoient les pensées de Dieu avant la création des mondes ; j’en conviens. Donc il n’y avoit point de Dieu ; je le nie : c’est mal raisonner que d’insérer la non-existence d’une chose, de l’ignorance où l’on est sur une autre.

Mais pourquoi le monde n’a-t-il pas été créé de toute éternité ? C’est que le monde n’est pas une émanation nécessaire de la divinité. L’éternité est le caractere de l’indépendance ; il falloit donc que le monde commençât. Mais pourquoi n’a-t-il pas commencé plutôt ? Cette question est tout-à-fait ridicule ; car s’il est vrai que le monde a dû commencer, il a fallu qu’une éternité précédât le tems ; & s’il a fallu qu’une éternité précédât le tems, on ne peut plus demander pourquoi Dieu n’a pas fait plutôt le monde. Il est visible que le tôt ou le tard sont des propriétés du tems & non de l’éternité : & si l’on supposoit que