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toute concurrence diminue les bénéfices. Mais cette raison même doit les rendre très-agréables à l’état, dont le commerce ne peut être étendu & perfectionné, que par la concurrence des négocians.

Ces compagnies sont utiles aux commerçans, même en général ; parce qu’elles étendent les lumieres & l’intérêt d’une nation sur cette partie toûjours enviée & souvent méprisée, quoiqu’elle soit l’unique ressort de toutes les autres.

L’abondance de l’argent, le bas prix de son intérêt, le bon état du crédit public, l’accroissement du luxe, tous signes évidens de la prospérité publique, sont l’époque ordinaire de ces sortes d’établissemens : ils contribuent à leur tour à cette prospérité, en multipliant les divers genres d’occupation pour le peuple, son aisance, ses consommations, & enfin les revenus de l’état.

Il est un cas cependant où ils pourroient être nuisibles ; c’est lorsque les intérêts sont partagés en actions, qui se négotient & se transportent sans autre formalité : par ce moyen les étrangers peuvent éluder cette loi si sage, qui dans les états policés défend d’associer les étrangers non-naturalisés ou non-domiciliés dans les armemens. Les peuples qui ont l’intérêt de l’argent à meilleur marché que leurs voisins, peuvent à la faveur des actions s’attirer de loin tout le bénéfice du commerce de ces voisins ; quelquefois même le ruiner, si c’est leur intérêt : c’est uniquement alors que les négocians ont droit de se plaindre. Autre regle générale : tout ce qui peut être la matiere d’un agiotage est dangereux dans une nation qui paye l’intérêt de l’argent plus cher que les autres.

L’utilité que ces associations portent aux intéressés est bien plus équivoque, que celle qui en revient à l’état. Cependant il est injuste de se prévenir contre tous les projets, parce que le plus grand nombre de ceux qu’on a vû éclore en divers tems, a échoüé. Les écueils ordinaires sont le défaut d’œconomie, inséparable des grandes opérations ; les dépenses fastueuses en établissemens, avant d’avoir assûré les profits ; l’impatience de voir le gain ; le dégoût précipité ; enfin la mesintelligence.

La crédulité, fille de l’ignorance, est imprudente ; mais il est inconséquent d’abandonner une entreprise qu’on savoit risquable, uniquement parce que ses risques se sont déployés. La fortune semble prendre plaisir à faire passer par des épreuves ceux qui la sollicitent ; ses largesses ne sont point reservées à ceux que rebutent ses premiers caprices.

Il est quelques regles générales, dont les gens qui ne sont point au fait du commerce, & qui veulent s’y intéresser, peuvent se prémunir. 1°. Dans un tems où les capitaux d’une nation sont augmentés dans toutes les classes du peuple, quoiqu’avec quelque disproportion entre elles, les genres de commerce qui ont élevé de grandes fortunes, & qui soûtiennent une grande concurrence de négocians, ne procurent jamais des profits bien considérables ; plus cette concurrence augmente, plus le desavantage devient sensible. 2°. Il est imprudent d’employer dans des commerces éloignés & risquables, les capitaux dont les revenus ne sont point superflus à la subsistance : car si les intéressés retirent annuellement ou leurs bénéfices, ou simplement leurs intérêts à un taux un peu considérable, les pertes qui peuvent survenir retombent immédiatement sur le capital ; ce capital lui-même se trouve quelquefois déjà diminué par les dépenses extraordinaires des premieres années ; les opérations languissent, ou sont timides ; le plan projetté ne peut être rempli, & les bénéfices seront certainement médiocres, même avec du bonheur. 3°. Tout projet qui ne présente que des profits, est dressé par un homme ou peu sa-

ge, ou peu sincere. 4°. Une excellente opération de

commerce est celle où, suivant le cours ordinaire des évenemens, les capitaux ne courent point de risque. 5°. Le gain d’un commerce est presque toûjours proportionné à l’incertitude du succès ; & l’opération est bonne, si cette proportion est bien claire. 6°. Le choix des sujets qui doivent être chargés de la conduite d’une entreprise, est le point le plus essentiel à son succès. Tel est capable d’embrasser la totalité des vûes, & de diriger celles de chaque opération particuliere à l’avantage commun, qui réussira très-mal dans les détails : l’aptitude à ceux-ci marque du talent, mais souvent ne marque que cela. On peut sans savoir le commerce, s’être enrichi par son moyen ; si les lois n’étoient point chargées de formalités, un habile négociant seroit sûrement un bon juge ; il seroit dans tous les cas un grand financier : mais parce qu’un homme sait les lois, parce qu’il a bien administré les revenus publics, ou qu’il a beaucoup gagné dans un genre de négoce, il ne s’ensuit pas que son jugement doive prévaloir dans toutes les délibérations de commerce.

On n’a jamais vû tant de plans & de projets de cette espece, que depuis le renouvellement de la paix ; & il est remarquable que presque tous ont tourné leurs vûes vers Cadix, la Martinique, & Saint-Domingue. Cela n’exigeoit pas une grande habileté ; & pour peu qu’on eût voulu raisonner, il étoit facile de prévoir le sort qu’ont éprouvé les intéressés. Il en a résulté que beaucoup plus de capitaux sont sortis de ces commerces, qu’il n’en étoit entré d’excédens.

Si l’on s’étoit occupé à découvrir de nouvelles mines, qu’on eût établi de solides factories dans des villes moins connues, comme à Naples, à Hambourg ; si des compagnies avoient employé de grands capitaux, sagement conduits dans le commerce de la Loüisiane ou du Nord ; si elles avoient formé des entreprises dans nos Antilles qui en sont susceptibles comme à la Guadeloupe, à Cayenne, on eût bientôt reconnu qu’il y a encore plus de grandes fortunes solides à faire dans les branches de commerce qui ne sont pas ouvertes, qu’il n’en a été fait jusqu’à présent. Les moyens de subsistance pour le peuple & les ressources des familles, eussent doublé en moins de dix ans.

Ces détails ne seroient peut-être pas faits pour un dictionnaire ordinaire ; mais le but de l’Encyclopédie est d’instruire, & il est important de disculper le commerce des fautes de ceux qui l’ont entrepris.

Les compagnies, ou communautés privilégiées, sont celles qui ont reçu de l’état un droit ou des faveurs particulieres pour certaines entreprises, à l’exclusion des autres sujets. Elles ont commencé dans des tems de barbarie & d’ignorance, où les mers étoient couvertes de pirates, l’art de la navigation grossier & incertain, & où l’usage des assûrances n’étoit pas bien connu. Alors il étoit nécessaire à ceux qui tentoient la fortune au milieu de tant de périls, de les diminuer en les partageant, de se soûtenir mutuellement, & de se réunir en corps politiques. L’avantage que les états en retiroient, firent accorder des encouragemens & une protection spéciale à ces corps ; ensuite les besoins de ces états & l’avidité des marchands, perpétuerent insensiblement ces priviléges, sous prétexte que le commerce ne se pouvoit faire autrement.

Ce préjugé ne se dissipa point entierement à mesure que les peuples se poliçoient, & que les connoissances humaines se perfectionnoient ; parce qu’il est plus commode d’imiter que de raisonner : & encore aujourd’hui bien des gens pensent que dans certains cas il est utile de restraindre la concurrence.

Un de ces cas particuliers que l’on cite, est celui