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quoi consiste l’éducation de nos colléges, & de la comparer à l’éducation domestique ; c’est d’après ces faits que nous devons prononcer.

Mais avant que de traiter un sujet si important, je dois prévenir les lecteurs desintéressés, que cet article pourra choquer quelques personnes, quoique ce ne soit pas mon intention : je n’ai pas plus de sujet de haïr ceux dont je vais parler, que de les craindre ; il en est même plusieurs que j’estime, & quelques-uns que j’aime & que je respecte : ce n’est point aux hommes que je fais la guerre, c’est aux abus, à des abus qui choquent & qui affligent comme moi la plûpart même de ceux qui contribuent à les entretenir, parce qu’ils craignent de s’opposer au torrent. La matiere dont je vais parler intéresse le gouvernement & la religion, & mérite bien qu’on en parle avec liberté, sans que cela puisse offenser personne : après cette précaution, j’entre en matiere.

On peut réduire à cinq chefs l’éducation publique ; les Humanités, la Rhétorique, la Philosophie, les Mœurs, & la Religion.

Humanités. On appelle ainsi le tems qu’on employe dans les colléges à s’instruire des préceptes de la langue Latine. Ce tems est d’environ six ans : on y joint vers la fin quelque connoissance très-superficielle du Grec ; on y explique, tant bien que mal, les auteurs de l’antiquité les plus faciles à entendre ; on y apprend aussi, tant bien que mal, à composer en Latin ; je ne sache pas qu’on y enseigne autre chose. Il faut pourtant convenir que dans l’université de Paris, où chaque professeur est attaché à une classe particuliere, les Humanités sont plus fortes que dans les colléges de réguliers, où les professeurs montent de classe en classe, & s’instruisent avec leurs disciples, en apprenant avec eux ce qu’ils devroient leur enseigner. Ce n’est point la faute des maîtres, c’est, encore une fois, la faute de l’usage.

Rhétorique. Quand on sait ou qu’on croit savoir assez de Latin, on passe en Rhétorique : c’est alors qu’on commence à produire quelque chose de soi-même ; car jusqu’alors on n’a fait que traduire, soit de Latin en François, soit de François en Latin. En Rhétorique on apprend d’abord à étendre une pensée, à circonduire & allonger des périodes, & peu-à-peu l’on en vient enfin à des discours en forme, toûjours, ou presque toûjours, en langue Latine. On donne à ces discours le nom d’amplifications ; nom très-convenable en effet, puisqu’ils consistent pour l’ordinaire à noyer dans deux feuilles de verbiage, ce qu’on pourroit & ce qu’on devroit dire en deux lignes. Je ne parle point de ces figures de Rhétorique si cheres à quelques pédans modernes, & dont le nom même est devenu si ridicule, que les professeurs les plus sensés les ont entierement bannies de leurs leçons. Il en est pourtant encore qui en font grand cas, & il est assez ordinaire d’interroger sur ce sujet important ceux qui aspirent à la maîtrise-ès-Arts.

Philosophie. Après avoir passé sept ou huit ans à apprendre des mots, ou à parler sans rien dire, on commence enfin, ou on croit commencer, l’étude des choses ; car c’est la vraie définition de la Philosophie. Mais il s’en faut bien que celle des colléges mérite ce nom : elle ouvre pour l’ordinaire par un compendium, qui est, si on peut parler ainsi, le rendez-vous d’une infinité de questions inutiles sur l’éxistence de la Philosophie, sur la philosophie d’Adam, &c. On passe de-là en Logique : celle qu’on enseigne, du moins dans un grand nombre de colléges, est à-peu-près celle que le maître de Philosophie se propose d’apprendre au Bourgeois-gentilhomme : on y enseigne à bien concevoir par le

moyen des universaux, à bien juger par le moyen des cathégories, & à bien construire un syllogisme par le moyen des figures, barbara, celarent, darii, ferio, baralipton, &c. On y demande si la Logique est un art ou une science ; si la conclusion est de l’essence du Syllogisme, &c. &c. &c. Toutes questions qu’on ne trouvera point dans l’art de penser ; ouvrage excellent, mais auquel on a peut-être reproché avec quelque raison d’avoir fait des regles de la Logique un trop gros volume. La Métaphysique est à-peu-près dans le même goût ; on y mêle aux plus importantes vérités, les discussions les plus futiles : avant & après avoir démontré l’existence de Dieu, on traite avec le même soin les grandes questions de la distinction formelle ou virtuelle, de l’universel de la part de la chose & une infinité d’autres ; n’est-ce pas outrager & blasphémer en quelque sorte la plus grande des vérités, que de lui donner un si ridicule & si misérable voisinage ? Enfin dans la Physique on bâtit à sa mode un système du monde ; on y explique tout, ou presque tout ; on y suit ou on y réfute à tort & à travers Aristote, Descartes, & Newton. On termine ce cours de deux années par quelques pages sur la Morale, qu’on rejette pour l’ordinaire à la fin, sans doute comme la partie la moins importante.

Mœurs & Religion. Nous rendrons sur le premier de ces deux articles la justice qui est dûe aux soins de la plûpart des maîtres ; mais nous en appellons en même tems à leur témoignage, & nous gémirons d’autant plus volontiers avec eux sur la corruption dont on ne peut justifier la jeunesse des colléges, que cette corruption ne sauroit leur être imputée. A l’égard de la Religion, on tombe sur ce point dans deux excès également à craindre : le premier & le plus commun, est de réduire tout en pratiques extérieures, & d’attacher à ces pratiques une vertu qu’elles n’ont assûrément pas : le second est au contraire de vouloir obliger les enfans à s’occuper uniquement de cet objet, & de leur faire négliger pour cela leurs autres études, par lesquelles ils doivent un jour se rendre utiles à leur patrie. Sous prétexte que Jesus-Christ a dit qu’il faut toûjours prier, quelques maîtres, & sur-tout ceux qui sont dans certains principes de rigorisme, voudroient que presque tout le tems destiné à l’étude se passât en méditations & en catéchismes ; comme si le travail & l’exactitude à remplir les devoirs de son état, n’étoit pas la priere la plus agréable à Dieu. Aussi les disciples qui soit par tempérament, soit par paresse, soit par docilité, se conforment sur ce point aux idées de leurs maîtres, sortent pour l’ordinaire du collége avec un degré d’imbécillité & d’ignorance de plus.

Il résulte de ce détail, qu’un jeune homme après avoir passé dans un collége dix années, qu’on doit mettre au nombre des plus précieuses de sa vie, en sort, lorsqu’il a le mieux employé son tems, avec la connoissance très-imparfaite d’une langue morte, avec des préceptes de Rhétorique & des principes de Philosophie qu’il doit tâcher d’oublier ; souvent avec une corruption de mœurs dont l’altération de la santé est la moindre suite ; quelquefois avec des principes d’une dévotion mal-entendue ; mais plus ordinairement avec une connoissance de la Religion si superficielle, qu’elle succombe à la premiere conversation impie, ou à la premiere lecture dangereuse. Voyez Classe.

Je sai que les maîtres les plus sensés déplorent ces abus, avec encore plus de force que nous ne faisons ici ; presque tous desirent passionnément qu’on donne à l’éducation des colléges une autre forme : nous ne faisons qu’exposer ici ce qu’ils pensent, & ce que personne d’entre eux n’ose écrire : mais le train une fois établi a sur eux un pouvoir dont ils ne sauroient s’affranchir ; & en matiere d’usage, ce