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excellence, l’art sacré, l’art divin, le rival & même le réformateur de la nature des premiers peres de notre science.

Depuis que la Chimie a pris plus particulierement la forme de science, c’est-à-dire depuis qu’elle a reçu les systèmes de physique régnans, qu’elle est devenue successivement Cartésienne, corpusculaire, Newtonienne, académique ou expérimentale ; différens chimistes en ont donné des idées plus claires, plus à portée de la façon de concevoir dirigée par la logique ordinaire des sciences ; ils ont adopté le ton de celles qui avoient été répandues les premieres. Mais ces chimistes n’ont-ils pas trop fait pour se rapprocher ? ne devoient-ils pas être plus jaloux de conserver leur maniere propre & indépendante ? n’avoient-ils pas un droit particulier à cette liberté, droit acquis par la possession & justifié par la nature même de leur objet ? la hardiesse (on a dit la folie), l’enthousiasme des Chimistes differe-t-il réellement du génie créateur, de l’esprit systématique ? & cet esprit systématique le faut-il proscrire à jamais, parce que son essor prématuré a produit des erreurs dans des tems moins heureux ? parce qu’on s’est égaré en s’élevant ; s’élever est-ce nécessairement s’égarer ? l’empire du génie que les grands hommes de notre tems ont le courage de ramener, ne seroit-il rétabli que par une révolution funeste ?

Quoi qu’il en soit, le goût du siecle, l’esprit de détail, la marche lente, circonspecte, timide des sciences physiques, a absolument prévalu jusque dans nos livres élémentaires, nos corps de doctrine. Ces livres ne sont, du moins leurs auteurs eux-mêmes ne voudroient pas les donner pour mieux que pour des collections judicieusement ordonnées de faits choisis avec soin & vérifiés séverement, d’explications claires, sages, & quelquefois neuves, & de corrections utiles dans les procédés. Chaque partie de ces ouvrages peut être parfaite, du moins exacte ; mais le nœud, l’ensemble, le système, & sur-tout ce que j’oserai appeller une issue par laquelle la Chimie puisse s’étendre à de nouveaux objets, éclairer les autres sciences, s’aggrandir en un mot ; ce nœud, dis-je, ce système, cette issue manquent.

C’est principalement le caractere de médiocrité de ces petits traités qui fait regarder les Chimistes, entr’autres faux aspects, comme de simples manœuvres, ou tout au plus comme des ouvriers d’expériences ; et qu’on ne s’avise pas même de soupçonner qu’il existe ou qu’il puisse exister une Chimie vraiment philosophique, une Chimie raisonnée, profonde, transcendante ; des chimistes qui osent porter la vûe au-delà des objets purement sensibles, qui aspirent à des opérations d’un ordre plus relevé, & qui, sans s’échapper au-delà des bornes de leur art, voyent la route du grand physique tracée dans son enceinte.

Boerhaave a dit expressément au commencement de sa Chimie, que les objets chimiques étoient sensibles, grossiers, coercibles dans des vaisseaux, corpora sensibus patula, vel patefacienda, vasis coercenda, &c. Le premier historien de l’académie royale des Sciences a prononcé le jugement suivant à propos de la comparaison qu’il a eu occasion de faire de la maniere de philosopher de deux savans illustres, l’un chimiste, & l’autre physicien. « La Chimie par des opérations visibles, résout les corps en certains principes grossiers & palpables, sels, soufres, &c. mais la Physique, par des spéculations délicates, agit sur les principes comme la Chimie a fait sur les corps ; elle les résout eux-mêmes en d’autres principes encore plus simples, en petits corps mûs & figurés d’une infinité de façons : voilà la principale différence de la Physique & de la Chimie.… L’esprit de Chimie est plus confus, plus enveloppé ; il

ressemble plus aux mixtes, où les principes sont plus embarrassés les uns avec les autres : l’esprit de Physique est plus net, plus simple, plus dégagé, enfin il remonte jusqu’aux premieres origines, l’autre ne va pas jusqu’au bout ». Mém. de l’acad. des Sciences, 1699.

Les Chimistes seroient fort médiocrement tentés de quelques-unes des prérogatives sur lesquelles est établie la prééminence qu’on accorde ici à la Physique, par exemple de ces spéculations délicates par lesquelles elle résout les principes chimiques en petits corps mûs & figurés d’une infinité de façons ; parce qu’ils ne sont curieux ni de l’infini, ni des romans physiques : mais ils ne passeront pas condamnation sur cet esprit confus, enveloppé, moins net, moins simple que celui de la Physique ; ils conviendront encore moins que la Physique aille plus loin que la Chimie ; ils se flatteront au contraire que celle-ci pénetre jusqu’à l’intérieur de certains corps dont la Physique ne connoît que la surface & la figure extérieure ; quam & boves & asini discernunt, dit peu poliment Becher dans sa physiq. soûterr. Ils ne croiront pas même hasarder un paradoxe absolument téméraire, s’ils avancent que sur la plûpart des questions qui sont désignées par ces mots, elle remonte jusqu’aux premieres origines, la Physique n’a fait jusqu’à présent que confondre des notions abstraites avec des vérités d’existence, & par conséquent qu’elle a manqué la nature nommément sur la composition des corps sensibles, sur la nature de la matiere, sur sa divisibilité, sur sa prétendue homogénéité, sur la porosité des corps, sur l’essence de la solidité, de la fluidité, de la molesse, de l’élasticité, sur la nature du feu, des couleurs, des odeurs, sur la théorie de l’évaporation, &c. Les chimistes rebelles qui oseront méconnoître ainsi la souveraineté de la Physique, oseront prétendre aussi que la Chimie a chez soi dequoi dire beaucoup mieux sur toutes les questions de cette classe, quoiqu’il faille convenir qu’elle ne l’a pas dit assez distinctement, & qu’elle a négligé d’étaler tous ses avantages ; & même (car il faut l’avoüer) quoiqu’il y ait des chimistes qui soupçonnent si peu que leur art puisse s’élever à des connoissances de cet ordre, que quand ils rencontrent par hasard quelque chose de semblable, soit dans les écrits, soit dans la bouche de leurs confreres, ils ne manquent pas de le proscrire avec hauteur par cette formule d’improbation, cela est bien physique ; jugement qui montre seulement qu’ils n’ont une idée assez juste ni de la Physique à laquelle ils renvoyent ce qui ne lui appartiendra jamais, ni de la Chimie qu’ils privent de ce qu’elle seule a peut-être le droit de posséder.

Quoi qu’il en soit de nos prétentions respectives, l’idée que les Physiciens avoient d’eux-mêmes & des Chimistes en 1669, est précisément la même qu’en ont aujourd’hui les plus illustres d’entre-eux. C’est cette opinion qui nous prive des suffrages dont nous serions le plus flattés, & qui fait à la Chimie un mal bien plus réel, un dommage vraiment irréparable, en éloignant de l’étude de cette science, ou en confirmant dans leur éloignement plusieurs de ces génies élevés & vigoureux, qui ne sauroient se laisser traîner de manœuvre en manœuvre, ni se nourrir d’explications maigres, seches, foibles, isolées, mais qui auroient été nécessairement des chimistes zélés, si un seul trait de lumiere leur eût fait entrevoir combien la Chimie peut préter au génie, & combien elle peut en recevoir à son tour.

Il est très-difficile sans doute de détruire ces impressions défavorables. Il est clair que la révolution qui placeroit la Chimie dans le rang qu’elle mérite, qui la mettroit au moins à côté de la Physique calculée ; que cette révolution, dis-je, ne peut être opérée que par un chimiste habile, enthousiaste, &