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le centenaire n’est pas omis dans tout le texte Hébreu, & qu’il n’est pas ajoûté à tous les patriarches dans le texte des Septante ? Si la conformité s’est conservée dans les faits, c’est que par leur nature les faits sont moins exposés aux erreurs que des calculs chronologiques : quelque grossieres que soient ces erreurs, elles ne doivent point étonner. Rien n’empêche donc qu’on n’admette les trois textes, & qu’on ne cherche à les concilier, d’autant plus qu’on trouve dans tous les trois pris collectivement dequoi satisfaire à beaucoup de difficultés. Mais comment cette conciliation se fera-t-elle ? Entre plusieurs moyens, on a l’examen des calculs mêmes & celui des circonstances : l’examen des calculs suffit seul quelquefois ; cet examen joint à la combinaison des circonstances suffira très-souvent. Quant aux endroits où le concours de ces deux moyens ne donnera aucun résultat, ces endroits resteront obscurs.

Voilà notre système, qui, comme on peut s’en appercevoir, est très-différent de celui de M. l’abbé de Prades. M. de Prades nie que Moyse ait jamais fait une chronologie, nous croyons le contraire ; il rejette les trois textes comme interpolés, & nous les respectons tous les trois comme contenant la chronologie de Moyse. Il a combattu notre système dans son apologie par une raison qui lui est particulierement applicable ; c’est que l’examen & la combinaison des calculs ne satisferoit peut-être pas à tout : mais cet examen n’est pas le seul que nous proposions ; nous y joignons celui des circonstances, qui determine tantôt pour un manuscrit, tantôt pour un autre, tantôt pour un résultat qui n’est proprement ni de l’un ni de l’autre, mais qui naît de la comparaison de tous les trois. D’ailleurs, quelque plausible que pût être le système de M. l’abbé de Prades, il ne seroit point permis de l’embrasser depuis que les censures de plusieurs évéques de France & de la faculté de Théologie l’ont déclare attentatoire à l’authenticité des livres saints.

Les textes variant entr’eux sur la chronologie des premiers âges du monde, si l’on accordoit en tout à chacun une égale autorité, il est évident qu’on ne sauroit à quoi s’en tenir sur le tems que les patriarches ont vécu, soit à l’égard de ceux qui ont précédé le déluge, soit à l’égard de ceux qui ne sont venus qu’après ce grand évenement. Mais le Chrétien n’imite point dans son respect pour les livres qui contiennent les fondemens de sa foi, la pusillanimité du Juif, ou le scrupule du Musulman. Il ose leur appliquer les regles de la critique, soûmettre leur chronologie aux discussions de la raison, & chercher dans ces occasions la vérité avec toute la liberté possible, sans craindre d’encourir le reproche d’impiété.

Des textes de l’Ecriture, que nous avons, chacun a ses prérogatives : l’Hébreu paroît écrit dans la même langue que le premier original : le Samaritain prétend au même avantage ; il a de plus celui d’avoir conservé les anciens caracteres hébraïques du premier original Hébreu. La version des Septante a été faite sur l’Hébreu des anciens Juifs. L’église Chrétienne l’a adoptée ; la synagogue en a reconnu l’autorité, & Josephe qui a travaillé son histoire sur les livres Hébreux de son tems, se conforme assez ordinairement aux Septante. S’il s’est glissé quelque faute dans leur version, ne peut-il pas s’en être glissé de même dans l’Hébreu ? Ne peut-on pas avoir le même soupçon sur le Samaritain ? Toutes les copies ne sont-elles pas sujettes à ces accidens & à beaucoup d’autres ? Les copistes ne sont pas moins négligens & infideles en copiant de l’Hébreu qu’en transcrivant du Grec. C’est de leur habileté, de leur attention, & de leur bonne foi, que dépend la pureté d’un texte, & non de la langue dans laquelle il est écrit. J’ai dit de leur bonne foi, parce que les sen-

timens particuliers du copiste peuvent influer bien

plus impunément sur la copie d’un manuscrit, que ceux d’un savant de nos jours sur l’édition d’un ouvrage imprimé ; car si la comparaison des manuscrits est si difficile & si rare aujourd’hui même qu’ils sont rassemblés dans un petit nombre d’édifices particuliers, combien n’étoit-elle pas plus difficile & plus rare jadis, qu’ils étoient éloignés les uns des autres & dispersés dans la société, rari nantes in gurgite vasto ? Je conçois que dans ces tems où la collection de quelques manuscrits étoit la marque de la plus grande opulence, il n’étoit pas impossible qu’un habile copiste bouleversât tout un ouvrage, & peut-être même en composât quelques-uns en entier sous des noms empruntés.

Les trois textes de l’Ecriture ayant à-peu-près les mêmes prérogatives, c’est donc de leur propre fonds qu’il s’agit de tirer des raisons de préférer l’un à l’autre dans les endroits où ils se contredisent. Il faut examiner, avec toute la sévérité de la critique, les variétés & les différentes leçons ; chercher où est la faute, & ne pas décider que le texte Hébreu est infaillible, par la raison seule que c’est celui dont les Juifs se sont servis & se servent encore. Une autre sorte de prévention non moins légere, ce seroit de donner l’avantage aux Septante, & d’accuser les Juifs d’une malice qu’ils n’ont jamais eûe ni dû avoir, celle d’avoir corrompu leurs écritures de propos délibéré, comme quelques-uns l’ont avancé, soit par un excès de zele contre ce peuple, soit par une ignorance grossiere sur ce qui le regarde.

L’équité veut qu’on ne considere les trois textes que comme trois copies d’un même original, sur l’autorité plus ou moins grande desquelles il ne nous est guere permis de prendre parti, & qu’il faut tâcher de concilier en les respectant également.

Ces principes posés, nous allons, non pas donner des décisions, car rien ne seroit plus téméraire de notre part, mais proposer quelques conjectures raisonnables sur la chronologie des trois textes, la vie des anciens patriarches, & le tems de leur naissance. Je n’entends pas le tems qui a précédé le déluge. Les textes sont à la vérité remplis de contradictions sur ce point, comme on a vû plus haut ; mais il importe peu d’en connoître la durée. C’est de la connoissance des tems qui ont suivi le déluge, que dépendent la division des peuples, l’établissement des empires, & la succession des princes, conduite jusqu’à nous sans autre interruption que celle qui naît du changement des familles, de la chûte des états, & des révolutions dans les gouvernemens.

Nous observerons, avant que d’entrer dans cette matiere, que l’autorité de Josephe est ici très-considérable, & qu’il ne faut point négliger cet auteur, soit pour le suivre, soit pour le corriger quand ses sentimens & sa chronologie different des textes de l’Ecriture.

Puisque ni ces textes, ni cet historien, ne sont d’accord entr’eux sur la chronologie, il faut nécessairement qu’il y ait faute : & puisqu’ils sont de même nature, sujets aux mêmes accidens, & par conséquent également fautifs, il peut y avoir faute dans tous, & il peut se faire aussi qu’il y en ait un exact. Voyons donc quel est celui qui a le préjugé en sa faveur dans la question dont il s’agit.

Premierement, il me semble que le texte Samaritain & les Septante ont eu raison d’accorder aux patriarches cent ans de plus que le texte Hébreu, & d’étendre de cet intervalle la suite de leur ordre chronologique, soit parce que des trois textes il y en a deux qui conviennent en ce point, soit parce qu’il est plus facile à un copiste d’omettre un mot ou un chiffre de son original, que d’en ajoûter un