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le diriger : « Il nous fait espérer, dit cet auteur, un état que nous croyons, non pas un état que nous sentions ou que nous connoissions ; tout, jusqu’à la résurrection des corps, nous mene à des idées spirituelles ».

Il n’a pas non plus l’inconvénient de faire regarder comme indifférent ce qui est nécessaire, ni comme nécessaire ce qui est indifférent. Il ne défend pas comme un péché, & même un crime capital, de mettre le couteau dans le feu, de s’appuyer contre un fouet, de battre un cheval avec sa bride, de rompre un os avec un autre ; ces défenses sont bonnes pour la religion que Gengiskam donna aux Tartares : mais le Christianisme défend ce que cette autre religion regarde comme très-licite, de violer la foi, de ravir le bien d’autrui, de faire injure à un homme, de le tuer. La religion des habitans de l’île de Formose leur ordonne d’aller nuds en certaines saisons, & les menace de l’enfer s’ils mettent des vêtemens de toile & non pas de soie, s’ils vont chercher des huîtres, s’ils agissent sans consulter le chant des oiseaux ; mais en revanche elle leur permet l’ivrognerie & le déreglement avec les femmes, elle leur persuade même que les débauches de leurs enfans sont agréables à leurs dieux. Le Christianisme est trop plein de bon sens pour qu’on lui reproche des lois si ridicules. On croit chez les Indiens que les eaux du Gange ont une vertu sanctifiante ; que ceux qui meurent sur les bords de ce fleuve sont exempts des peines de l’autre vie, & qu’ils habitent une région pleine de délices : en conséquence d’un dogme si pernicieux pour la société, on envoye des lieux les plus reculés des urnes pleines des cendres des morts pour les jetter dans le Gange. Qu’importe, dit à ce sujet l’auteur de l’esprit des lois, qu’on vive vertueusement ou non ? on se fera jetter dans le Gange. Mais quoique dans la religion Chrétienne il n’y ait point de crime qui par sa nature soit inexpiable, cependant, comme le remarque très-bien cet auteur à qui je dois toutes ces réflexions, elle fait assez sentir que toute une vie peut l’être ; qu’il seroit très-dangereux de fatiguer la miséricorde par de nouveaux crimes & de nouvelles expiations ; qu’inquiets sur les anciennes dettes, jamais quittes envers le Seigneur, nous devons craindre d’en contracter de nouvelles, de combler la mesure, & d’aller jusqu’au terme où la bonté paternelle finit. Voyez Pénitence & Impénitence finale.

Mais pour mieux connoître les avantages que le Christianisme procure aux états, rassemblons ici quelques-uns des traits avec lesquels il est peint dans le liv. XXIV. ch. iij. de l’esprit des lois. « Si la religion Chrétienne est éloignée du pur despotisme, c’est que la douceur étant si recommandée dans l’évangile, elle s’oppose à la colere despotique avec laquelle le prince se feroit justice & exerceroit ses cruautés. Cette religion défendant la pluralité des femmes, le princes y sont moins renfermés, moins séparés de leurs sujets, & par conséquent plus hommes ; ils sont plus disposés à se faire des lois, & plus capables de sentir qu’ils ne peuvent pas tout. Pendant que les princes Mahométans donnent sans cesse la mort ou la reçoivent, la religion chez les Chrétiens rend les princes moins timides, & par conséquent moins cruels. Chose admirable ! la religion Chrétienne qui ne semble avoir d’objet que la félicité de l’autre vie, fait encore notre bonheur dans celle-ci. C’est la religion Chrétienne qui malgré la grandeur de l’empire & le vice du climat, a empêché le despotisme de s’établir en Ethiopie, & a porté au milieu de l’Afrique les mœurs de l’Europe & ses lois. Le prince héritier de l’Ethiopie joüit d’une principauté, & donne aux autres sujets l’exemple de l’amour & de l’obéissance. Tout près de-là on voit le Maho-

métisme faire renfermer les enfans du roi de Sennao ; à sa mort le conseil les envoye égorger en faveur

de celui qui monte sur le throne. Que l’on se mette devant les yeux les massacres continuels des rois & des chefs Grecs & Romains, & de l’autre la destruction des peuples & des villes par ces mêmes chefs, Thimur & Gengiskan qui ont dévasté l’Asie ; & nous verrons que nous devons au Christianisme, & dans le gouvernement un certain droit politique, & dans la guerre un certain droit des gens, que la nature humaine ne sauroit assez reconnoître. C’est ce droit des gens qui fait que parmi nous la victoire laisse aux peuples vaincus ces grandes choses, la vie, la liberté, les lois, les biens, & toûjours la religion, lorsqu’on ne s’aveugle pas soi-même ».

Qu’on me montre un seul défaut dans le Christianisme, ou même quelqu’autre religion sans de très grands défauts, & je consentirai volontiers qu’il soit réprimé dans tous les états où il n’est pas la religion nationale. Mais aussi si le Christianisme se lie très-bien par sa constitution avec les intérêts politiques, & si toute autre religion cause toûjours par quelque endroit de grands desavantages aux sociétés civiles, quelle raison politique pourroit s’opposer à son établissement dans les lieux où il n’est pas reçû ? La meilleure religion pour un état est celle qui conserve le mieux les mœurs : or puisque le Christianisme a cet avantage sur toutes les religions, ce seroit pécher contre la saine politique que de ne pas employer, pour favoriser ses progrès, tous les ménagemens que suggere l’humaine prudence. Comme les peuples en général sont très-attachés à leurs religions, les leur ôter violemment, ce seroit les rendre malheureux, & les révolter contre cette même religion qu’on voudroit leur faire adopter : il faut donc les engager par la voie de la douce persuasion à changer eux-mêmes la religion de leurs peres, pour en embrasser une qui la condamne. C’est ainsi qu’autrefois le Christianisme se répandit dans l’empire Romain, & dans tous les lieux où il est & où il a été dominant : cet esprit de douceur & de modération qui le caractérise ; cette soûmission respectueuse envers les souverains (quelle que soit leur religion) qu’il ordonne à tous ses sectateurs ; cette patience invincible qu’il opposa aux Nérons & aux Dioclétiens qui le persécuterent, quoique assez fort pour leur résister, & pour repousser la violence par la violence : toutes ces admirables qualités, jointes à une morale pure & sublime qui en étoit la source, le firent recevoir dans ce vaste empire. Si dans ce grand changement qu’il produisit dans les esprits, le repos de l’empire fut un peu troublé, son harmonie un peu altérée, la faute en est au Paganisme, qui s’arma de toutes les passions pour combattre le Christianisme qui détruisoit par-tout ses autels, & forçoit au silence les oracles menteurs de ses dieux. C’est une justice qu’on doit au Christianisme, que dans toutes les séditions qui ont ébranlé l’empire Romain jusque dans ses fondemens, aucun de ses enfans ne s’est trouvé complice des conjurations formées contre la vie des empereurs.

J’avoue que le Christianisme, en s’établissant dans l’empire Romain, y a occasionné des tempêtes, & qu’il lui a enlevé autant de citoyens, qu’il y a eu de martyrs dont le sang a été versé à grands flots par le Paganisme aveugle dans sa fureur ; j’avoue même que ces victimes ont été les plus sages, les plus courageux, & les meilleurs des sujets : mais une religion aussi parfaite que le Christianisme, qui abolissoit la cruelle coûtume d’immoler des hommes, & qui détruisant les dieux adorés par la superstition, frappoit du même coup sur les vices qu’ils autorisoient par leur exemple ; une telle religion, dis-je, étoit-elle