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l’Appennin. Agrippa séconda bien Auguste dans cette partie de l’administration. Ce fut à Lyon qu’il commença la distribution des grands chemins dans toute la Gaule. Il y en eut quatre particulierement remarquables par leur longueur & la difficulté des lieux ; l’un traversoit les montagnes de l’Auvergne & pénétroit jusqu’au fond de l’Aquitaine ; un autre fut poussé jusqu’au Rhin & à l’embouchure de la Meuse, suivit pour ainsi dire le fleuve, & finit à la mer d’Allemagne ; un troisieme conduit à travers la Bourgogne, la Champagne & la Picardie, s’arrêtoit à Boulogne-sur-mer ; un quatrieme s’étendoit le long du Rhône, entroit dans le bas Languedoc, & finissoit à Marseille sur la Méditerranée. De ces chemins principaux, il en partoit une infinité d’autres qui se rendoient aux différentes villes dispersées sur leur voisinage ; & de ces villes à d’autres villes, entre lesquelles on distingue Treves, d’où les chemins se distribuerent fort au loin dans plusieurs provinces. L’un de ces chemins, entr’autres, alloit à Strasbourg, & de Strasbourg à Belgrade ; un second conduisoit par la Baviere jusqu’à Sirmisch, distante de 425 de nos lieues.

Il y avoit aussi des chemins de communication de l’Italie aux provinces orientales de l’Europe par les Alpes & la mer de Venise. Aquilée étoit la derniere ville de ce côté : c’étoit le centre de plusieurs grands chemins, dont le principal conduisoit à Constantinople ; d’autres moins importans se répandoient en Dalmatie, dans la Croatie, la Hongrie, la Macédoine, les Mésies. L’un de ces chemins s’étendoit jusqu’aux bouches du Danube, arrivoit à Tomes, & ne finissoit qu’où la terre ne paroissoit plus habitable.

Les mers ont pû couper les chemins entrepris par les Romains, mais non les arrêter ; témoins la Sicile, la Sardaigne, l’Isle de Corse, l’Angleterre, l’Asie, l’Afrique, dont les chemins communiquoient, pour ainsi dire, avec ceux de l’Europe par les ports les plus commodes. De l’un & de l’autre côté d’une mer, toutes les terres étoient percées de grandes voies militaires. On comptoit plus de 600 de nos lieues de chemins pavés par les Romains dans la Sicile ; près de 100 lieues dans la Sardaigne ; environ 73 lieues dans la Corse ; 1100 lieues dans les Isles Britanniques ; 4250 lieues en Asie ; 4674 lieues en Afrique. La grande communication de l’Italie avec cette partie du monde, étoit du port d’Ostie à Carthage ; aussi les chemins étoient-ils plus fréquens aux environs de ce dernier endroit que dans aucun autre. Telle étoit la correspondance des routes en de-çà & en de-là du détroit de Constantinople, qu’on pouvoit aller de Rome à Milan, à Aquilée, sortir de l’Italie, arriver à Sirmisch en Esclavonie, à Constantinople ; traverser la Natolie, la Galatie, la Sourie ; passer à Antioche, dans la Phénicie, la Palestine, l’Egypte, à Alexandrie ; aller chercher Carthage, s’avancer jusqu’aux confins de l’Ethiopie, à Clysmos ; s’arrêter à la mer Rouge, après avoir fait 2380 de nos lieues de France.

Quels travaux, à ne les considérer que par leur étendue ! mais que ne deviennent-ils pas quand on embrasse sous un seul point de vûe, & cette étendue, & les difficultés qu’ils ont présentées, les forêts ouvertes, les montagnes coupées, les collines applanies, les valons comblés, les marais desséchés, les ponts élevés, &c.

Les grands chemins étoient construits selon la diversité des lieux ; ici ils s’avançoient de niveau avec les terres ; là ils s’enfonçoient dans les vallons ; ailleurs ils s’élevoient à une grande hauteur ; par-tout on les commençoit par deux sillons tracés au cordeau ; ces paralelles fixoient la largeur du chemin ; on creusoit l’intervalle de ces paralleles ; c’étoit dans

cette profondeur qu’on étendoit les couches des matériaux du chemin. C’étoit d’abord un ciment de chaux & de sable de l’épaisseur d’un pouce ; sur ce ciment, pour premiere couche des pierres larges & plates de dix pouces de hauteur, assises les unes sur les autres, & liées par un mortier des plus durs : pour seconde couche, une épaisseur de huit pouces de petites pierres rondes plus tendres que le caillou, avec des tuiles, des moilons, des platras & autres décombres d’édifice, le tout battu dans un ciment d’alliage : pour la troisieme couche, un pié d’épaisseur d’un ciment fait d’une terre grasse mêlée avec de la chaux. Ces matieres intérieures formoient depuis trois piés jusqu’à trois piés & demi d’épaisseur. La surface étoit de gravois liés par un ciment mêlé de chaux ; & cette croûte a pû résister jusqu’à présent en plusieurs endroits de l’Europe. Cette façon de paver avec le gravois étoit si solide, qu’on l’avoit pratiquée par-tout excepté à quelques grandes voies où l’on avoit employé de grandes pierres, mais seulement jusqu’à cinquante lieues de distance des portes de Rome. On employoit les troupes de l’état à ces ouvrages qui endurcissoient ainsi à la fatigue les peuples conquis, dont ces occupations prévenoient les revoltes ; on y employoit aussi les malfaiteurs que la dureté de ces ouvrages effrayoit plus que la mort, & à qui on faisoit expier utilement leurs crimes.

Les fonds pour la perfection des chemins étoient si assûrés & si considérables, qu’on ne se contentoit pas de les rendre commodes & durables ; on les embellissoit encore. Il y avoit des colomnes d’un mille à un autre qui marquoient la distance des lieux ; des pierres pour asseoir les gens de pié & aider les cavaliers à monter sur leurs chevaux ; des ponts, des temples, des arcs de triomphe, des mausolées, les sepulchres des nobles, les jardins des grands, sur-tout dans le voisinage de Rome, au loin des hermès qui indiquoient les routes ; des stations, &c. Voyez Colomne milliaire, Hermès, Voie, Stations ou Mansions. Voyez l’antiq. expliq. Voyez le traité de M. Bergier. Voyez le traité de la police de la Mare.

Telle est l’idée qu’on peut prendre en général de ce que les Romains ont fait peut-être de plus surprenant. Les siecles suivans & les autres peuples de l’univers offrent à peine quelque chose qu’on puisse opposer à ces travaux, si l’on en excepte le chemin commencé à Cusco, capitale du Pérou, & conduit par une distance de 500 lieues sur une largeur de 25 à 40 piés, jusqu’à Quito. Les pierres les plus petites dont il étoit pavé, avoient dix piés en quarré ; il étoit soutenu à droite & à gauche par des murs élevés au-dessus du chemin à hauteur d’appui ; deux ruisseaux couloient au pié de ces murs ; & des arbres plantés sur leurs bords formoient une avenue immense.

La police des grands chemins subsista chez les Romains avec plus ou moins de vigueur, selon que l’état fut plus ou moins florissant. Elle suivit toutes les révolutions du gouvernement & de l’empire, & s’éteignit avec celui-ci. Des peuples ennemis les uns des autres, indisciplinés, mal affermis dans leurs conquêtes, ne songerent guere aux routes publiques, & l’indifférence sur cet objet dura en France jusqu’au regne de Charlemagne. Cette commodité étoit trop essentielle à la conservation des conquêtes, pour que ce monarque ne s’en apperçût pas ; aussi est-il le premier de nos rois qui ait fait travailler aux chemins publics. Il releva d’abord les voies militaires des Romains ; il employa à ce travail & ses troupes & ses sujets. Mais l’esprit qui animoit Charlemagne s’affoiblit beaucoup dans ses successeurs ; les villes resterent dépavées ; les ponts & les grands chemins furent abandonnés, jusque sous Philippe-Auguste, qui fit paver la capitale pour la pre-