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Au lieu de faits véritables, elle repaît de fables notre folle curiosité. Celle des premiers siecles est couverte de nuages ; ce sont pour nous des terres inconnues où nous ne pouvons marcher qu’en tremblant. On se tromperoit, si l’on croyoit que les histoires qui se rapprochent de nous, sont pour cela plus certaines. Les préjugés, l’esprit de parti, la vanité nationale, la différence des religions, l’amour du merveilleux ; voilà autant de sources ouvertes, d’où la fable se répand dans les annales de tous les peuples. Les historiens, à force de vouloir embellir leur histoire & y jetter de l’agrément, changent très-souvent les faits ; en y ajoûtant certaines circonstances, ils les défigurent de façon à ne pouvoir pas les reconnoître. Je ne m’étonne plus que plusieurs, sur la foi de Cicéron & de Quintilien, nous disent que l’histoire est une poésie libre de la versification. La différence de religion & les divers sentimens, qui dans les derniers siecles ont divisé l’Europe, ont jetté dans l’histoire moderne autant de confusion, que l’antiquité en a apportée dans l’ancienne. Les mêmes faits, les mêmes évenemens deviennent tous différens, suivant les plumes qui les ont écrits. Le même homme ne se ressemble point dans les différentes vies qu’on a écrites de lui. Il suffit qu’un fait soit avancé par un Catholique, pour qu’il soit aussitôt démenti par un Luthérien ou par un Calviniste. Ce n’est pas sans raison que Bayle dit de lui, qu’il ne lisoit jamais les historiens dans la vûe de s’instruire des choses qui se sont passées, mais seulement pour savoir ce que l’on disoit dans chaque nation & dans chaque parti. Je ne crois pas après cela qu’on puisse exiger la foi de personne sur de tels garants.

On auroit dû encore grossir la difficulté de toutes les fausses anecdotes & de toutes ces historiettes du tems qui courent, & conclure de-là que tous les faits qu’on lit dans l’Histoire Romaine sont pour le moins douteux.

Je ne comprends pas comment on peut s’imaginer renverser la foi historique avec de pareils raisonnemens. Les passions qu’on nous oppose sont précisément le plus puissant motif que nous ayons pour ajoûter foi à certains faits. Les Protestans sont extrèmement envenimés contre Louis XIV : y en a-t-il un qui, malgré cela, ait osé desavouer le célebre passage du Rhin ? Ne sont-ils point d’accord avec les Catholiques sur les victoires de ce grand roi ? Ni les préjugés, ni l’esprit de parti, ni la vanité nationale, n’operent rien sur des faits éclatans & intéressans. Les Anglois pourront bien dire qu’ils n’ont pas été secourus à la journée de Fontenoi ; la vanité nationale pourra leur faire diminuer le prix de la victoire, & la compenser, pour ainsi dire, par le nombre : mais ils ne desavoüeront jamais que les François soient restés victorieux. Il faut donc bien distinguer les faits que l’Histoire rapporte d’avec les réflexions de l’historien : celles-ci varient selon ses passions & ses intérêts ; ceux-là demeurent invariablement les mêmes. Jamais personne n’a été peint si différemment que l’amiral de Coligni & le duc de Guise : les Protestans ont chargé le portrait de celui-ci de mille traits qui ne lui convenoient pas ; & les Catholiques, de leur côté, ont refusé à celui-là des coups de pinceau qu’il méritoit. Les deux partis se sont pourtant servis des mêmes faits pour les peindre ; car quoique les Calvinistes disent que l’amiral de Coligni étoit plus grand homme de guerre que le duc de Guise, ils avoüent pourtant que Saint Quentin, que l’amiral défendoit, fut pris d’assaut, & qu’il y fut lui-même fait prisonnier ; & qu’au contraire le duc de Guise sauva Metz contre les efforts d’une armée nombreuse qui l’assiégeoit, animée de plus par la présence de Charles-Quint : mais, selon eux, l’amiral fit plus de coups de maître, plus d’actions de cœur,

d’esprit, & de vigilance, pour défendre Saint Quentin, que le duc de Guise pour défendre Metz. On voit donc que les deux partis ne se séparent que lorsqu’il s’agit de raisonner sur les faits, & non sur les faits mêmes. Ceux qui nous font cette difficulté, n’ont qu’à jetter les yeux sur une réflexion de l’illustre Monsieur de Fontenelle, qui, en parlant des motifs que les historiens prêtent à leurs héros, nous dit : « Nous savons fort bien que les historiens les ont devinés, comme ils ont pû, & qu’il est presque impossible qu’ils ayent deviné tout-à-fait juste. Cependant nous ne trouvons point mauvais que les historiens ayent recherché cet embellissement, qui ne sort point de la vraissemblance ; & c’est à cause de cette vraissemblance, que ce mélange de faux que nous reconnoissons, qui peut être dans nos histoires, ne nous les fait pas regarder comme des fables ». Tacite prête des vûes politiques & profondes à ses personnages, où Tite-Live ne verroit rien que de simple & de naturel. Croyez les faits qu’il rapporte, & examinez sa politique ; il est toûjours aisé de distinguer ce qui est de l’historien d’avec ce qui lui est étranger. Si quelque passion le fait agir, elle se montre, & aussi-tôt que vous la voyez, elle n’est plus à craindre. Vous pouvez donc ajouter foi aux faits que vous lisez dans une histoire, sur-tout si ce même fait est rapporté par d’autres historiens, quoique sur d’autres choses, ils ne s’accordent point. Cette pente qu’ils ont à se contredire les uns les autres, vous assûre de la vérité des faits sur lesquels ils s’accordent.

Les historiens, me direz-vous, mêlent quelquefois si adroitement les faits avec leurs propres réflexions auxquelles ils donnent l’air de faits, qu’il est très-difficile de les distinguer. Il ne sauroit jamais être difficile de distinguer un fait éclatant & intéressant des propres réflexions de l’historien ; & d’abord ce qui est précisément rapporté de même par plusieurs historiens, est évidemment un fait ; parce que plusieurs historiens ne sauroient faire précisément la même réflexion. Il faut donc que ce en quoi ils se rencontrent ne dépende pas d’eux, & leur soit totalement étranger : il est donc facile de distinguer les faits d’avec les réflexions de l’historien, dès que plusieurs historiens rapportent le même fait. Si vous lisez ce fait dans une seule histoire, consultez la tradition orale ; ce qui vous viendra par elle ne sauroit être à l’historien ; car il n’auroit pas pû confier à la tradition qui le précede, ce qu’il n’a pensé que long-tems après. Voulez-vous vous assûrer encore davantage ? Consultez les monumens, troisieme espece de tradition propre à faire passer les faits à la postérité.

Un fait éclatant & qui intéresse, entraîne toûjours des suites après lui ; souvent il fait changer la face de toutes les affaires d’un très-grand pays : les peuples jaloux de transmettre ces faits à la postérité, employent le marbre & l’airain pour en perpétuer la mémoire. On peut dire d’Athenes & de Rome, qu’on y marche encore aujourd’hui sur des monumens qui confirment leur histoire : cette espece de tradition, après la tradition orale, est la plus ancienne ; les peuples de tous les tems ont été très-attentifs à conserver la mémoire de certains faits. Dans ces premiers tems voisins du cahos, un monceau de pierres brutes avertissoit qu’en cet endroit il s’étoit passé quelque chose d’intéressant. Après la découverte des Arts, on vit élever des colonnes & des pyramides pour immortaliser certaines actions ; dans la suite les hiérogliphes les désignerent plus particulierement : l’invention des lettres soulagea la mémoire, & l’aida à porter le poids de tant de faits qui l’auroient enfin accablée. On ne cessa pourtant point d’ériger des monumens ; car les tems où l’on a le plus écrit, sont ceux où l’on a fait les plus beaux monumens de toute