pas pour apprendre les faits intéressans que les contemporains la lisent, puisque plusieurs d’entr’eux sont les auteurs de ces faits ; c’est pour admirer la liaison des faits, la profondeur des réflexions, le coloris des portraits, & sur-tout son exactitude. Les histoires de Mainbourg sont moins tombées dans le mépris par la longueur de leurs périodes, que par leur peu de fidélité. Un historien ne sauroit donc en imposer à la postérité, que son siecle ne s’entende, pour ainsi dire, avec lui. Or quelle apparence ? ce complot n’est-il pas aussi chimérique que celui de plusieurs témoins oculaires ? c’est précisément la même chose. Je trouve donc les mêmes combinaisons à faire avec un seul historien qui me rapporte un fait intéressant, que si plusieurs témoins oculaires me l’attestoient. Si plusieurs personnes pendant la derniere guerre étoient arrivées dans une ville neutre, à Liége, par exemple, & qu’elles eussent vû une foule d’officiers François, Anglois, Allemands, & Hollandois, tous pêle-mêle confondus ensemble ; si à leur approche elles avoient demandé chacune à leur voisin de quoi on parloit, & qu’un officier François leur eût répondu, on parle de la victoire que nous remportâmes hier sur les ennemis, où les Anglois sur-tout furent entierement défaits ; ce fait sera sans doute probable pour ces étrangers qui arrivent : mais ils n’en seront absolument assûrés que lorsque plusieurs officiers se seront joints ensemble pour le leur confirmer. Si au contraire à leur arrivée un officier François élevant la voix de façon à se faire entendre de fort loin, leur apprend cette nouvelle avec de grandes démonstrations de joie, ce fait deviendra pour eux certain ; ils ne sauroient en douter, parce que les Anglois, les Allemands, & les Hollandois qui sont présens, déposent en faveur de ce fait, dès qu’ils ne reclament pas. C’est ce que fait un historien lorsqu’il écrit ; il éleve la voix, & se fait entendre de tout son siecle, qui dépose en faveur de ce qu’il raconte d’intéressant s’il ne reclame pas : ce n’est pas un seul homme qui parle à l’oreille d’un autre, & qui peut le tromper ; c’est un homme qui parle au monde entier, & qui ne sauroit par conséquent tromper. Le silence de tous les hommes dans cette circonstance les fait parler comme cet historien : il n’est pas nécessaire que ceux qui sont intéressés à ne pas croire un fait, & même à ce qu’on ne le croye pas, avouent qu’on doit y ajoûter foi, & déposent formellement en sa faveur ; il suffit qu’ils ne disent rien, & ne laissent rien qui puisse prouver la fausseté de ce fait : car si je ne vois que des raisonnemens contre un fait, quand on auroit pû dire ou laisser des preuves invincibles de l’imposture, je dois invariablement m’en tenir à l’historien qui me l’atteste. Et croit-on, pour en revenir à l’exemple que j’ai déjà cité, que ces étrangers se fussent contentés des discours vagues des Anglois sur la supériorité de leur nation au-dessus des François, pour ne pas ajoûter foi à la nouvelle que leur disoit d’une voix élevée & ferme l’officier François, qui paroissoit bien ne pas craindre des contradicteurs ? non sans doute ; ils auroient trouvé les discours déplacés, & leur auroient demandé si ce que disoit ce François étoit vrai ou faux, qu’il ne falloit que cela à présent.
Puisqu’un seul historien est d’un si grand poids sur des faits intéressans, que doit-on penser lorsque plusieurs historiens nous rapportent les mêmes faits ? pourra-t-on croire que plusieurs personnes se soient données le mot pour attester un même mensonge & se faire mépriser de leurs contemporains ? Ici on pourra combiner & les historiens ensemble, & ces mêmes historiens avec les contemporains qui n’ont pas réclamé.
Un livre, dites-vous, ne sauroit avoir aucune autorité, à moins que l’on ne soit sûr qu’il est authen-
nous met en main ne sont point supposées, & qu’elles appartiennent véritablement aux auteurs à qui on les attribue ? Ne sait on pas que l’imposture s’est occupée dans tous les tems à forger des monumens, à fabriquer des écrits sous d’anciens noms, pour colorer par cet artifice, d’une apparence d’antiquité, aux yeux d’un peuple idiot & imbécille, les traditions les plus fausses & les plus modernes ?
Tous ces reproches que l’on fait contre la supposition des livres sont vrais, on en a sans doute supposé beaucoup. La critique sévere & éclairée des derniers tems a découvert l’imposture ; & à-travers ces rides antiques dont on affectoit de les défigurer, elle a apperçû cet air de jeunesse qui les a trahis. Mais malgré la sévérité qu’elle a exercée a-t-elle touché aux commentaires de César, aux poésies de Virgile & d’Horace ? comment a-t-on reçû le sentiment du P. Hardouin, lorsqu’il a voulu enlever à ces deux grands hommes ces chefs-d’œuvre qui immortalisent le siecle d’Auguste ? qui n’a point senti que le silence du cloître n’étoit pas propre à ces tours fins & délicats qui décelent l’homme du grand monde ? La critique, en faisant disparoître plusieurs ouvrages apocryphes & en les précipitant dans l’oubli, a confirmé dans leur antique possession ceux qui sont légitimes, & a répandu sur eux un nouveau jour. Si d’une main elle a renversé, on peut dire que de l’autre elle a bâti. A la lueur de son flambeau, nous pouvons pénétrer jusque dans les sombres profondeurs de l’antiquité, & discerner par ses propres regles les ouvrages supposés d’avec les ouvrages authentiques. Quelles regles nous donne-t-elle pour cela ?
1°. Si un ouvrage n’a point été cité par les contemporains de celui dont il porte le nom, qu’on n’y apperçoive pas même son caractere, & qu’on ait eu quelque intérêt, soit réel, soit apparent à sa supposition, il doit alors nous paroître suspect : ainsi un Artapan, un Mercure Trismégiste, & quelques autres auteurs de cette trempe, cités par Josephe, par Eusebe, & par George Syncelle, ne portent point le caractere de payens, & dès-là ils portent sur leur front leur propre condamnation. On a eu le même intérêt à les supposer, qu’à supposer Aristée & les Sibylles ; lesquelles, pour me servir des termes d’un homme d’esprit, ont parlé si clairement de nos mysteres, que les prophetes des Hébreux, en comparaison d’elles, n’y entendoient rien. 2°. Un ouvrage porte avec lui des marques de sa supposition, lorsqu’on n’y voit pas empreint le caractere du siecle où il passe pour avoir été écrit. Quelque différence qu’il y ait dans tous les esprits qui composent un même siecle, on peut pourtant dire qu’ils ont quelque chose de plus propre que les esprits des autres siecles, dans l’air, dans le tour, dans le coloris de la pensée, dans certaines comparaisons dont on se sert plus fréquemment, & dans mille autres petites choses qu’on remarque aisément lorsqu’on examine de près les ouvrages. 3°. Une autre marque de supposition, c’est quand un livre fait allusion à des usages qui n’étoient pas encore connus au tems où l’on dit qu’il a été écrit ; ou qu’on y remarque quelques traits de systèmes postérieurement inventés, quoique cachés &, pour ainsi dire, déguisés sous un style plus ancien. Ainsi les ouvrages de Mercure Trismégiste (je ne parle pas de ceux qui furent supposés par les Chrétiens : j’en ai fait mention plus haut ; mais de ceux qui le furent par les payens eux-mêmes, pour se défendre contre les attaques de ces premiers), par cela même qu’ils sont teints de la doctrine subtile & raffinée des Grecs, ne sont point authentiques.
S’il est des marques auxquelles une critique judicieuse reconnoît la supposition de certains ouvrages, il en est d’autres aussi qui lui servent, pour ainsi